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d’hui, de véritables ouvrages de direction. Ils ressemblaient sans doute à ces traités de Port-Royal dont Mme de Sévigné disait qu’il n’y a rien de meilleur « pour se soutenir le cœur. » C’est le témoignage que lui rend Sénèque. « Quand je viens de le lire, nous dit-il, je suis disposé à braver tous les périls. Je m’écrie volontiers : Que tardes-tu, fortune ? Viens m’attaquer ; me voilà prêt à te recevoir ! » Un de ses élèves, Papirius Fabianus, nous est mieux connu, grâce à Sénèque le père, qui nous parle souvent de lui. C’était un déclamateur qui, vers la fin du règne d’Auguste, se fit dans les écoles une grande réputation. On accourait l’entendre quand il devait plaider quelqu’une de ces causes imaginaires sur lesquelles s’exerçait alors l’éloquence des rhéteurs. Converti plus tard par Sextius à la philosophie, il ne cessa point de déclamer ; il donnait seulement le plus de place qu’il pouvait dans ses plaidoyers aux analyses de passions et aux lieux-communs de morale. « Toutes les fois, dit Sénèque, que le sujet comportait quelque attaque des mœurs de son temps, il ne manquait pas d’en profiter, » et tout lui servait de prétexte pour moraliser. Le résultat de l’enseignement de Fabianus fut considérable. Les philosophes s’étaient surtout contentés jusque-là de réunir un groupe limité d’adeptes ; ils s’adressaient à des esprits déjà préparés, à quelques convertis dont il fallait soutenir le zèle, à des élèves auxquels on achevait d’apprendre les secrets de la doctrine. Dans ces études amies de l’ombre, comme on disait (umbratilia studia), on fuyait la foule, on évitait les grands éclats de parole, on se contentait de distribuer à des âmes choisies une instruction sévère et scientifique. En entrant dans les écoles des rhéteurs, la philosophie prit naturellement d’autres habitudes. Fabianus, quand il déclamait, appelait le peuple à ses exercices. Un avis faisait savoir quel jour, à quelle heure il devait parler, et la foule des lettrés se réunissait pour l’entendre. Sénèque nous apprend qu’il convoquait aussi le peuple quand il voulait traiter quelque question philosophique, disserebat populo. Ces deux enseignemens n’étaient donc pas distincts chez lui, et il leur donna sans doute le même caractère. Devant cette foule indifférente et mal préparée, il ne pouvait pas s’exprimer comme il l’eût fait en présence de quelques disciples choisis. Il devait nécessairement se mettre à la portée de tous, ne point pénétrer dans le fond des questions, de peur d’effaroucher les ignorans, se tenir à la surface, insister sur ces préceptes de morale pratique qui intéressent tout le monde, et, comme il s’adressait le plus souvent ou à des ennemis qu’il fallait ramener ou à des tièdes qu’il fallait soutenir, il était forcé de donner à sa parole un ton persuasif et pénétrant, d’employer ces tours et ces artifices réservés jusque-là pour l’éloquence. Ce n’était plus un enseignement, c’était une prédication. Fabianus a-t-il intro-