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dorénavant comme un champ-clos naturel aux compétitions des deux grands peuples qui l’avoisinaient. Maintenant à qui allait échoir la succession de Charles le Gros de ce côté-ci du Rhin ? L’intronisation d’Arnulf en Allemagne s’était faite sans encombre ni condition. Il n’y avait eu là, observe un historien, qu’une simple translation d’hommage « d’un camp à un autre et non d’un, principe à un autre principe ; » mais en France il en alla tout autrement. Si les féodaux étaient décidés à rejeter la monarchie césarienne, ce n’est pas qu’ils formassent dès lors un véritable corps de nation ; bien qu’une force latente dont eux-mêmes ne se rendaient pas compte tendît à les rapprocher dans le danger, aucun ensemble d’idées générales ne dirigeait leur conduite. Le dévoûment de l’homme à l’homme, une sorte de contrat d’assurance mutuelle débattu et consenti entre vassal et suzerain, tel était tout leur idéal politique et social. Ce qu’il leur fallait avant tout, en face des ravageurs du Normand Rollon, qui ne cessaient de sillonner la Neustrie et menaçaient le fief de chacun, c’était un chef brave et populaire, un « koning » élu d’après les traditions teutoniques. En y bien regardant toutefois, ce choix même d’un chef tiré du fonds féodal n’impliquait-il pas le sentiment vague d’une naissante nationalité ? Il va de soi que ce suzerain ne pouvait être ni le fils survivant de Louis le Bègue, Charles, dit plus tard le Simple, lequel d’ailleurs n’avait encore que huit ans, ni aucun seigneur des fiefs excentriques tels que la Bourgogne ou le Vermandois. C’était affaire si délicate que d’effacer le souvenir d’une dynastie dont l’ascendance alignait les noms de Charles Martel, de Pépin le Bref et de Charlemagne ! Un seul prince en paraissait digne et capable ; c’était le vainqueur des Normands, ce fils de Robert le Fort, Eudes, dont le duché comprenait dans sa mouvance les grandes cités de la France nouvelle, Paris, Orléans, Tours et Angers. Eudes fut donc choisi (888). À coup sûr, il dut souscrire, en ceignant la couronne, à des exigences qui limitaient son autorité ; mais la révolution féodale n’en était pas moins accomplie : à partir de ce jour, il existait, à proprement dire, une « maison de France. »

Cette sorte de coup d’état national était-il un acte prématuré ? Eudes lui-même parut le penser. Toute sa conduite témoigne en effet d’une circonspection extrême. Le nouvel élu savait que le prince frustré, Charles le Simple, ne renonçait point à ses droits, et que l’église, en la personne du primat Foulques, archevêque de Reims, condamnait hautement l’usurpation. Il savait aussi que la ligue féodale qui l’avait porté sur le trône manquait d’une solide cohésion, et ne représentait pas le vote unanime des barons. Bref, cet esprit ferme et sagace ne se faisait pas illusion. Il eut pourtant