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bon empereur et de bon chrétien, d’autres prient pour lui comme tsar et non comme empereur, d’autres n’ajoutent à son nom que la qualité de chrétien, ses titres à la couronne leur paraissant douteux, d’autres enfin omettent complètement son nom dans leurs prières. Les vieux croyans pèsent par leur nombre et par leurs richesses sur les décisions de l’état. Presque tous les négocians de Moscou appartiennent à l’église populaire nationale, ainsi que la presque totalité des habitans du nord et les cosaques du Don. Aussi n’est-il pas rare d’entendre les membres du conseil entrecouper leurs délibérations par ces paroles : « Que diront les vieux croyans ? » Ils font en général honneur à leur église ; ils sont fidèles à leurs devoirs, et en toute rencontre se montrent consciencieux et honnêtes.

Telle est la situation de la Russie au point de vue religieux. Bien que, depuis l’émancipation des serfs, elle s’appelle libre, la liberté religieuse n’y est encore qu’à l’état de projet. En 1864, une commission a été nommée pour examiner cette importante question. Par la suite, les idées de tolérance se sont quelque peu fait jour ; mais tout progrès sérieux rencontre une formidable opposition dans le clergé noir et surtout dans le saint-synode. À Moscou, il sera permis à un musulman de convertir un juif, comme à Constantinople il est permis à un arménien de convertir un copte ; mais malheur au musulman et au juif qui se permettraient de faire un prosélyte parmi les orthodoxes ! S’ils ne se réfugient à l’étranger, la Sibérie pourra les compter au nombre de ses habitans.


II.

Jamais population n’a été mieux divisée, parquée, disciplinée que celle de la Russie. Chaque individu y a sa case, son numéro, avec défense de franchir les barrières sans autorisation de la loi ou de l’empereur. Dans les états occidentaux, c’est la bourgeoisie ou tiers-état qui forme la partie la plus considérable et la plus influente de la nation ; c’est pour elle et le plus souvent par elle que les sociétés ont été émancipées. En Russie au contraire, cette classe est la plus faible, et jusqu’à présent elle est restée stationnaire. Le fonctionnarisme, cette plaie des pays centralisés et despotiques, lui cause des pertes considérables, la plupart des fonctions d’état menant à la noblesse, et ces pertes ne sont pas compensées par les recrues que le commerce lui fournit. Elle est divisée en une multitude de corporations placées sous une réglementation minutieuse et gênante. Passer d’un guild à un autre nécessite des démarches sans fin et un droit d’entrée considérable. Aussi ce corps ne comptait-il, à l’avènement d’Alexandre, que 425,000 âmes contre une population rurale de 45 millions.