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et que Néron paraît assez disposé à se convertir. Toutes ces belles choses sont dites sèchement dans des lettres de quelques lignes où le vide des idées n’est égalé que par la barbarie de la forme. Ce qui est curieux, ce qu’on n’a peut-être pas assez remarqué, c’est que l’auteur, qui n’est pas adroit, s’y révèle sans le vouloir et trahit son dessein. C’était sans doute un de ces esprits étroits, lettrés médiocres, préoccupés uniquement du beau langage, et qui, en songeant aux orateurs antiques qu’on leur avait fait admirer dans les écoles, rougissaient de la littérature chrétienne[1]. On le voit bien aux conseils qu’il fait donner par Sénèque à saint Paul. Le philosophe recommande surtout à l’apôtre de bien écrire. « Je voudrais, lui dit-il, que dans vos écrits l’élégance de la parole répondît à la majesté de la pensée. » Il me semble qu’on saisit ici les causes qui ont fait le succès, qui peut-être ont été l’origine de cette notoire des rapports de Sénèque et de saint Paul ; elle est née, elle a grandi parmi ces gens qu’avaient charmés les lettres anciennes, et qui, pour laver le christianisme de ce reproche de barbarie qu’on lui adressait, voulaient à tout prix lui rattacher dès ses débuts quelques beaux esprits païens.

C’est pourtant cette correspondance qui était pour saint Jérôme l’unique fondement de la croyance aux rapports de Sénèque et de saint Paul ; c’est elle seule qui a fait croire fermement à tout le moyen âge que l’apôtre avait connu et converti le philosophe. Aujourd’hui que la critique en a démontré la fausseté, que personne n’ose plus la tenir pour authentique, ceux qui acceptent toujours la légende voudraient bien, tout en condamnant les lettres, continuer à s’en servir et à s’appuyer encore sur elles d’une façon indirecte. Quelques-uns reconnaissent qu’à la vérité le recueil que nous possédons est apocryphe ; mais ils prétendent qu’il a dû remplacer un recueil antérieur et original, et que l’invention des lettres fausses suppose l’existence des lettres vraies. Ce raisonnement est vraiment trop étrange. Quel besoin aurait-on éprouvé de composer une correspondance imaginaire, si l’on avait possédé la véritable, et comment comprendre que ces lettres insipides, sans style et sans idées, eussent pu faire oublier celles qu’auraient échangées deux si grands esprits ? D’autres, moins audacieux, se contentent de prétendre que le faussaire a dû appuyer son invention sur une opinion reçue de son temps, et que le succès des lettres apocryphes suppose au moins qu’on croyait à l’époque de Constantin aux rapports de saint Paul et de Sénèque. Cette affirmation, il faut l’avouer, est

  1. Saint Augustin avoue que dans sa jeunesse il avait beaucoup de peine à goûter la simplicité des Écritures, et qu’il la trouvait tout à fait indigne d’être comparée à la beauté de Cicéron.