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jugés de ceux qui l’avaient précédé dans ces demeures ; il se préoccupe davantage alors de ces reproches et de ces railleries qu’il avait si justement méprisés, et cherche quelque moyen d’y répondre. On voit quelques-uns de ses docteurs, pour lui faire un passé plus convenable, essayer de le rattacher à la haute société dès son origine ; à ces foulons, à ces cordonniers, à ces tisserands, qui furent, selon Celse, ses premières conquêtes, ils tâchent de joindre quelques personnages de meilleure apparence. Sénèque était resté le plus grand nom païen de cette époque. C’était à la fois un homme d’état et un homme d’étude, un philosophe et un ministre ; on pensa sans doute que l’église naissante tirerait grand honneur d’un tel adepte, et il parut tout à fait propre à relever ses humbles débuts. Quelle réponse triomphante à ces insolens sénateurs de Rome, restés païens obstinés au milieu de la conversion du monde et toujours prêts à opposer leurs grands philosophes aux obscurs apôtres du christianisme, que de leur montrer qu’un de ces sages dont ils étaient le plus fiers n’avait pas dédaigné d’écouter les leçons d’un Juif de Tarse, et qu’il s’était instruit en le fréquentant ! C’est évidemment de cette disposition des esprits qu’a dû naître la légende des rapports de Sénèque et de saint Paul ; il est sûr au moins que la première mention qu’on en trouve est de l’époque dont nous parlons. Saint Jérôme, dans un ouvrage où il énumère les écrivains ecclésiastiques des premiers siècles, met Sénèque parmi eux. « Je ne le placerais pas, dit-il, dans cette liste des saints (in catalogo sanctorum), si je n’y étais invité par les lettres de Sénèque à Paul et de Paul à Sénèque, qui sont dans un grand nombre de mains, et dans lesquelles le précepteur de Néron, tout puissant personnage qu’il était, déclare qu’il voudrait être aussi grand parmi les siens que Paul l’était chez les chrétiens. »

Nous possédons encore ces lettres, et l’on s’étonne beaucoup en les lisant qu’elles aient suffi à saint Jérôme pour placer Sénèque « dans la liste des saints. » Jamais plus maladroit faussaire n’a fait plus sottement parler d’aussi grands esprits. Dans cette correspondance ridicule, le philosophe et l’apôtre ne font guère qu’échanger des complimens, et, comme les gens qui n’ont rien à se dire, ils sont empressés surtout à se demander l’un à l’autre des nouvelles de leur santé. Il n’est pas une fois question entre eux de doctrines, et il ne leur arrive jamais de s’occuper de ces graves problèmes que soulevait la foi nouvelle. Cependant Sénèque est censé initié à tous les mystères du christianisme, il en reçoit et en comprend les livres secrets, il le prêche à Lucilius et à ses amis dans des conférences presque publiques, au milieu des jardins de Salluste, il raconte même qu’il en a parlé à l’empereur,