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en présence, dans leurs plus nobles représentans, la sagesse antique et la foi nouvelle. Ce rapprochement était naturel, il devait s’offrir de lui-même aux esprits éclairés qui, tout en devenant chrétiens, avaient conservé quelque goût pour l’ancienne philosophie ; mais, s’il a été essayé à ce moment, ce que nous ignorons, ce n’était sans doute encore qu’un roman et qu’un rêve. Au ive siècle, on en fit une réalité.

Un grand changement venait alors de se produire dans l’église : de persécutée, elle était devenue triomphante ; Constantin et Théodose en avaient fait la religion de l’empire, et cette situation lui donnait d’autres préoccupations. Comme tous ceux qui arrivent à une fortune subite, elle devait nécessairement éprouver le désir d’ennoblir un peu ses origines. Quand elle était pauvre et proscrite, les sages du paganisme qui la combattaient paraissaient surpris de voir que ses docteurs s’adressaient à tout le monde, et ils leur reprochaient comme un crime de chercher à faire des prosélytes parmi les plus pauvres gens. « Voulez-vous savoir comment ils s’expriment, disait Celse, un de ses plus grands ennemis, voici leurs paroles : qu’aucun savant, aucun sage, aucun homme instruit ne vienne à nous ; mais, s’il y a quelque part un rustre, un sot, un homme de rien, qu’il arrive avec confiance. » C’était donc de la lie du peuple, des esclaves ignorans, des femmes crédules, « des tisserands, des foulons, des cordonniers, » que se formait cette nation de ténèbres, ennemie de la science et du jour (latebrosa et lucifuga natio). Quel scandale pour ces philosophes qui ne songeaient guère à gagner que les lettrés et les riches, et qui avaient horreur de la foule ! Le christianisme répondit d’abord avec fierté à ces attaques. Loin de rougir de cet apostolat populaire, il s’en faisait gloire ; il trouvait que les foulons et les cordonniers méritaient d’être sauvés comme les autres, et Tertullien allait jusqu’à proclamer qu’ils étaient tes mieux disposés à recevoir la vérité nouvelle. « Je ne m’adresse pas, disait-il, à ceux qui sont formés dans les écoles, exercés dans les bibliothèques, qui viennent rejeter devant nous les restes mal digérés d’une science acquise soirs les portiques et dans les académies de la Grèce. C’est à toi que je parle, âme simple, naïve, ignorante, qui n’as rien appris que ce qu’on sait dans les rues et dans les boutiques. » Tertullien avait bien raison ; c’est parce que le christianisme s’est accommodé à l’intelligence des humbles, parce qu’il a pénétré à des profondeurs où d’ordinaire la philosophie ne descendait pas, qu’il a conquis et changé le mande. Une si grande victoire devait suffire à son orgueil ; il ne s’en contenta pas tout à fait quand il fut le maître. Il semble qu’en habitant les ; palais il ait pris aussitôt quelque chose des scrupules et des pré-