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travail auquel il consacra sa vie n’était qu’une de ces œuvres de patience et d’abnégation qui rendent à la science des services sans éclat, qui profitent à tout le monde, excepté à celui qui les compose, car il n’en doit attendre ni fortune ni renommée ; il y travailla pendant plus de cinquante ans. En 1752, il en avait déjà terminé deux volumes. Le savant Hagenbuch le suppliait de se presser, lui rappelant le proverbe latin qui dit que donner vite c’est donner deux fois, bis dat qui cito dat ; mais Séguier pensait qu’il valait mieux faire attendre les érudits que de tromper leur espoir. Cependant ses amis, après avoir attendu plus de vingt ans, perdaient patience. « Est-il donc possible, lui écrivait Rochefort, qu’il manque encore quelque chose à ce grand et savant ouvrage dont vous vous occupez depuis si longtemps ? ne mettrez-vous pas de terme à vos recherches, et ne pouvons-nous pas espérer de jouir bientôt du fruit d’un travail si vaste et si curieux ? » Ces pressantes sollicitations touchèrent enfin Séguier. En 1774, il fit choix d’un libraire et se mit en mesure de lui envoyer son manuscrit. Le bruit s’en répandit dans le monde savant, et les félicitations lui arrivèrent de tous les côtés ; mais lui, se ravisant tout à coup, demanda deux ans encore pour revoir son travail. Il en prit dix, et il n’avait encore pu se décider à faire paraître son livre, lorsqu’il mourut, en 1784, à l’âge de quatre-vingt-un ans.

Le moment du reste aurait été mal choisi pour publier un pareil ouvrage. Tous les esprits étaient tournés alors vers les réformes politiques ; qui pouvait s’occuper dans cette crise des paisibles travaux de la science ? Les temps étaient mauvais pour elle depuis plusieurs années ; ils allaient le devenir bien plus encore. La révolution devait aggraver le mal dont elle était atteinte ; elle allait détruire les derniers élémens de force et de cohésion qui lui restaient. Après avoir chassé les parlemens et dispersé les ordres religieux, elle en vint à fermer les académies. C’était son esprit de supprimer jusqu’aux derniers vestiges des corporations, de briser tout en miettes, de ne laisser debout devant l’omnipotence de l’état que des individualités sans défense. D’autres chercheront si cet isolement dans lequel elle a voulu maintenir l’individu est heureux ou regrettable au point de vue politique ; ce qui est sûr, c’est qu’il a porté un coup funeste à l’esprit scientifique en France.


Gaston Boissier.