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nombreux que de nos jours. On quittait moins sa province et sa maison ; dans le fond de ces petites villes où la politique parvenait à peine, on avait plus besoin de s’occuper pour se distraire. Les divertissemens les plus habituels, les plus recherchés, étaient l’étude de l’antiquité, qu’on aimait plus qu’aujourd’hui, ou celle des sciences naturelles, dont la vogue commençait. Les plus habiles formaient des collections. Les lettres de Séguier nous montrent combien les collectionneurs s’étaient multipliés. Il y en avait dans toutes les classes de la société, non-seulement parmi les gens riches, qui croyaient ainsi honorer leur opulence, comme l’intendant Le Bret, qui avait réuni dans son hôtel plus de quinze mille médailles, mais encore parmi ceux dont la fortune était médiocre ou dont la situation ne semblait pas s’accommoder avec les études savantes. Tantôt c’est un officier de cavalerie qui, dans une petite garnison où il s’ennuie, s’est fait numismate et antiquaire par désœuvrement, et qui écrit à Séguier pour lui demander une de ses dissertations. « Ce sera mon amusement pour l’hiver prochain, lui dit-il. Voltaire a dit : l’âme est un feu qu’il faut nourrir, et qui s’éteint, s’il ne s’augmente ; c’est une vérité que j’éprouve sensiblement dans ce pays où les hommes instruits sont très rares, et où ceux qui le sont le plus ne le sont qu’à la mode, c’est-à-dire avec une connaissance légère de tout. » Tantôt c’est un pauvre moine, un chartreux de village, qui lui mande que, « sans argent et tout simplement avec des chapelets, il a trouvé le secret de ramasser plus de trois mille médailles, dont quelques-unes ne sont pas communes. » Tantôt c’est un négociant de Bordeaux, fier d’avoir formé un beau cabinet qui contient des tableaux, des estampes, des livres, des pierres gravées, des coquilles, des minéraux, des pétrifications, « dont l’ensemble, dit-il avec cette joie du collectionneur satisfait, lui fait vivement sentir le bonheur de pouvoir se suffire à lui-même. » La correspondance de Séguier est pleine de gens tout à fait inconnus qui, dans des villes ignorées, s’occupent avec ardeur de botanique, d’épigraphie, de médailles, de physique. Tous ont le goût de la science ; plusieurs d’entre eux, placés dans des conditions meilleures, seraient devenus peut-être des érudits distingués, certainement des savans utiles. Que leur manquait-il pour le devenir ? La force que donne la cohésion, les méthodes et les traditions qu’on trouve dans un enseignement supérieur bien organisé. Ils étaient isolés, et ils sentaient bien que leur solitude faisait leur faiblesse, car ils demandaient sans cesse des conseils et une direction pour leurs travaux.

C’est là précisément le mal dont la science souffre chez nous. Il existait dès cette époque, mais il était moins grand qu’aujourd’hui.