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peu après il aurait donné l’ordre de tout laisser en place. Qu’on lui ait promis en Prusse de respecter son domaine seigneurial, cela est fort possible ; mais que cette promesse se soit étendue au département, c’est ce que nous ne croirons jamais, malgré la confiance qu’elle inspire aux amateurs de merveilleux.

28 janvier.

Lettres de Paris du 15. Morère est bien vivant, Dieu merci ! Par une chance inespérée, à cette date nous n’avions ni morts ni malades parmi nos amis ; mais depuis treize jours de bombardement, de froid et peut-être de famine de plus ! — Mon bon Plauchut m’écrit qu’il mange sa paillasse, c’est-à-dire que le pain de Paris est fait de paille hachée. Il me donne des nouvelles de tous ceux qui m’intéressent. Il m’en donne aussi de mon pied-à-terre de Paris, qui a reçu un obus dans les reins. Le 15, on jouait François le Champi au profit d’une ambulance. Cette pièce, jouée pour la première fois en 49, sous la république, a la singulière destinée d’être jouée encore sous le bombardement. Une bergerie !

Mes pauvres amis sont héroïques, ils ne veulent pas se plaindre, ils ne veulent souffrir de rien. J’ai des nouvelles des Lambert. Leur cher petit enfant mord à belles dents dans les mets les plus étranges. On a été forcé de l’emporter la nuit dans un autre quartier. Les bombes leur sifflaient aux oreilles. Berton, père et fils, ont été de toutes les sorties comme volontaires. D’autres excellens artistes sont aussi sur la brèche, les hommes aux remparts, les femmes aux ambulances. Tous sont déjà habitués aux obus et les méprisent. Les gamins courent après. Paris est admirable, on est fier de lui !

28 au soir.

Mais les exaltés veulent le mater, le livrer peut-être. Il y a encore eu une tentative contre l’Hôtel de Ville, et cette fois des gardes nationaux insurgés ont tiré sur leurs concitoyens. Ce parti, si c’en est un, se suicide. De telles provocations dans un pareil moment sont criminelles et la première pensée qui se présente à l’esprit est qu’elles sont payées par la Prusse. On saura plus tard si ce sont des fous ou des traîtres. Quels qu’ils soient, ils tuent, ils provoquent la tuerie : ce ne sont pas des Français, ou ce ne sont pas des hommes.

On parle d’armistice et même de capitulation. Ces émeutes rendent peut-être la catastrophe inévitable. Les journaux anglais annoncent la fin de la guerre. Le gouvernement de Bordeaux s’en émeut et nous défend d’y croire. Ne lui en déplaise, nous n’y croyons que trop. La misère doit sévir à Paris. On a beau nous le cacher, nos amis ont beau nous le dissimuler, cela devient évident.