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suivons les déchirures d’un petit torrent perdu sous les arbres, et nous faisons une bonne pause sous des noyers couverts de mésanges affairées et jaseuses que nous ne dérangeons pas de leurs occupations. Ce serait un jour de bonheur, si l’on pouvait être heureux à présent. Est-ce qu’on le sera encore ? Il me semble qu’on ne le sera plus ; on aura perdu trop d’enfans, trop d’amis ! — Et puis on s’aperçoit qu’on pense à tout le monde comme à soi-même, que tout nous est famille dans cette pauvre France désolée et brisée !

Les nouvelles sont meilleures ce soir. Le midi s’apaise, et sur le théâtre de la guerre on agit, on se défend. Et puis le temps a changé, les idées sont moins sombres. J’ai vu, à coup sûr, de la pluie pour demain dans les nuages, que j’arrive à très bien connaître dans cette immensité de ciel déployée autour de nous. L’air était souple et doux tantôt ; à présent, un vent furieux s’élève : c’est le vent d’ouest. Il nous détend et nous porte à l’espérance.

8 octobre.

La tempête a été superbe cette nuit. D’énormes nuages effarés couraient sur la lune, et le vent soufflait sur le vieux château comme sur un navire en pleine mer. Depuis Tamaris, où nous avons essuyé des tempêtes comparables à celle-ci, je ne connaissais plus la voix de la bourrasque. À Nohant, dans notre vallon, sous nos grands arbres, nous entendons mugir ; mais ici c’est le rugissement dans toute sa puissance, c’est la rage sans frein. Les grandes salles vides, délabrées et discloses, qui remplissent la majeure partie inhabitée du bâtiment, servent de soufflets aux orgues de la tempête, les tours sont les tuyaux. Tout siffle, hurle, crie ou grince. Les jalousies de ma chambre se défendent un instant ; bientôt elles s’ouvrent et se referment avec le bruit du canon. Je cherche une corde pour les empêcher d’être emportées dans l’espace. Je reconnais que je risque fort de les suivre en m’aventurant sur le balcon. J’y renonce, et comme tout désagrément qu’on ne peut empêcher doit être tenu pour nul, je m’endors profondément au milieu d’un vacarme prodigieusement beau.

Nous faisons nos paquets, et nous partons demain sans savoir si nous trouverons un gîte à La Châtre. Les lettres mettent trois ou quatre jours pour faire les dix lieues qui nous séparent de notre ville. Ce n’est pas que la France soit déjà désorganisée par les nécessités de la guerre, cela a toujours été ainsi, et on ne saura jamais pourquoi. — Ce soir, je dis adieu de ma fenêtre au ravissant pays de Boussac et à ses bons habitans, qui m’ont paru, ceux que j’ai vus, distingués et sympathiques. J’ai passé trois semaines dans ce pays creusois, trois semaines des plus amères de ma vie, sous le