Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/413

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

deaux sont l’ébauche du traité définitif qui va être négocié à Bruxelles, et qui n’est plus qu’une formalité. Ainsi tout est consommé, le sacrifice est accompli, nous subissons comme une fatalité les conditions qui nous sont faites par nos ennemis. Ils ne nous prennent pas seulement Metz et Strasbourg, l’Alsace et ce qu’ils appellent la Lorraine allemande, comme si Metz avait eu jamais rien d’allemand ; ils ne nous demandent pas seulement 5 milliards d’indemnité de guerre que nous avons à payer en trois ans ; ils prennent des gages contre nous, ils resteront en Champagne jusqu’à notre libération complète, ils sont encore sur la rive droite de la Seine, dans les départemens les plus voisins, jusque dans nos forts, et ils ne commenceront leur mouvement de retraite qu’après la ratification du traité définitif et le paiement du premier demi-milliard d’indemnité. Pendant cette occupation, qui ne se repliera que par degrés, notre armée ne pourra dépasser la Loire, Paris seul pourra conserver une garnison de 40,000 hommes. En d’autres termes, pour quelque temps encore, jusqu’à ce que nous ayons pu payer notre rançon, nous restons sous l’œil, sous la menace de l’ennemi. Voilà pour nous le prix de la guerre de 1870, voilà la situation créée à la France par une politique dont l’assemblée de Bordeaux a pu justement décliner la responsabilité en déclarant qu’elle subissait « les conséquences de faits dont elle n’était pas l’auteur. » C’est assurément une douleur immense, et ceux qui se sont résignés au sacrifice savaient bien que, sans être la honte, comme on l’a dit, la paix ainsi, faite était un pesant fardeau. Ils ont vu l’état de la France, son état militaire, son état financier, surtout son état moral, selon la parole aussi juste que courageuse de M. Vacherot, et ils se sont soumis à l’inexorable nécessité. Puisqu’il le fallait, puisque la France ne pouvait être sauvée que par la paix, il faut l’accepter, cette paix, telle qu’elle est, avec la résolution qui a été, il y a soixante-cinq ans, pour la Prusse elle-même le commencement d’une résurrection. C’est par le malheur qu’ont commencé toutes les régénérations nationales. C’est sous le coup du malheur le plus accablant et le plus pressant que la France est condamnée aujourd’hui à chercher en elle-même les causes de son désastre et les élémens de sa propre régénération, sans se perdre sans cesse dans des récriminations stériles.

Disons le mot, si cruel qu’il soit : ce malheur de la France, que nous n’avons pas vu venir, n’est point l’œuvre du hasard ; cette victoire de nos ennemis, c’est le triomphe de l’ordre, de la discipline, de la suite dans les idées, de la science, de la méthode sur la confusion, la légèreté, l’indiscipline, la suffisance et l’insuffisance. Il s’agit de savoir si nous voulons perpétuer les causes qui nous ont conduits là où nous sommes. Rien n’est plus aisé que d’expliquer toutes les défaites par la trahison, et de parler aussitôt d’une revanche. La trahison, elle n’a été nulle part, et elle a été partout ; elle a été dans l’illusion universelle,