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Le moment de s’occuper de la ville est passé, car voici la porte du nord. Celle-ci, comme toutes les autres portes de Pékin, est dans cet état pitoyable dont on a beaucoup parlé depuis notre expédition militaire. Le sol est pavé d’énormes pierres, et les dalles usées, complètement détachées en divers endroits, laissent des trous profonds où les voitures tombent lourdement. Nos voyageurs ont franchi l’enceinte de la capitale, et les vrais muletiers apparaissent ; les premiers conducteurs étaient les gens d’une auberge du faubourg. D’après l’usage consacré, les muletiers ne traitent pas directement ; ce soin appartient aux maîtres du logis où les hommes et les animaux se sont arrêtés. L’auberge chinoise est avant tout, dit le père Armand David, l’étable connue du temps du bon Samaritain de l’Évangile. Dans ce pays, où la loi et la coutume sont toujours respectées, les contrats, d’importance petite ou grande, se font au moyen d’entremetteurs qui s’approprient l’argent du vendeur et de l’acheteur dans une proportion déterminée. Personne ne songe à se plaindre d’un pareil procédé ; seuls, les étrangers se récrient sans qu’on les comprenne. Si les Chinois étudiaient l’Europe, ils s’étonneraient peut-être aussi de voir l’opulence et la considération acquises par des gens médiocrement utiles à la société.

Une fois dans la campagne, ce n’est pas l’instant de s’endormir. De tous côtés, ce sont des ornières, et une monture trop abandonnée à elle-même, venant à trébucher, pourrait jeter le cavalier dans la poussière. On n’entend plus que le bruit des clochettes pendues au cou des mulets ; — en Chine, le silence est de règle en voyage. Le muletier guide l’animal, comme le charretier mène la voiture, d’après certaines habitudes qui, de génération en génération, se transmettent invariables depuis trente siècles. Malavisé serait le voyageur voulant indiquer un meilleur passage ou signaler un obstacle que le conducteur n’aperçoit pas ; il aurait bien inutilement compromis sa dignité, car il ne recevrait aucune réponse. Le Chinois, interpellé, continue à marcher en silence, les yeux baissés vers la terre et cachés sous d’énormes paupières, jusqu’à ce qu’il vienne toucher du nez quelque autre conducteur de voiture ou de bêtes de somme également impassible. Alors les deux hommes relèvent la tête : la dispute s’engage, les reproches s’entre-croisent, et, comme il est difficile de rebrousser chemin, ce n’est pas tout de suite qu’on prend le parti de reculer. Pendant ce temps, le voyageur a tout loisir pour méditer sur les choses qui l’intéressent. Il ne doit ni montrer d’impatience ni se mêler de la querelle, ce n’est pas son affaire ; chacun connaît les règles de son métier.

Depuis le matin, la petite caravane chemine vers le nord sur la grande route impériale ; les inégalités de terrain, les trous, se succèdent sans interruption, et rendent la marche fort pénible ; le