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majestueux et comme tragique des nuées d’orage qui, après avoir jeté quelques gouttes de pluie dans le torrent altéré, se replient lourdes et menaçantes sur le mont Barlot ? Elles ont l’air de prononcer un refus implacable sur cette terre qui verdit encore un peu, et qui semble condamnée à ne boire que quand le soleil et le vent l’auront tout à fait desséchée ; entre ces strates plombées du ciel, les rayons du couchant se glissent en poussière d’or. Les arbres jaunis étincellent, puis s’éteignent peu à peu à mesure que l’ombre gagne ; une rangée de peupliers trempe encore ses cimes dans la chaude lumière et figure une rangée de cierges allumés qui expirent un par un sous le vent du soir. Là-bas, dans la fraîche perspective des gorges, les berges des pâturages brillent comme l’émeraude, et les vaches sont en or bruni. Là-haut, les pierres jaumâtres deviennent aussi noires que l’Érèbe, et on distingue leurs ébréchures sur l’horizon en feu. Tout près du précipice que je domine, des maisonnettes montrent discrètement leurs toits blonds à travers les rideaux de feuillage ; des travaux neufs, des ponts et chaussées toujours très pittoresques dans les pays accidentés, dissimulent leur blancheur un peu crue sous un reflet rosé, et projettent des ombres à la fois fermes et transparentes sur la coupure hardie des terrains. A la déclivité du ravin, sous le rocher très âpre qui porte le manoir, la terre végétale reparaît en zones étagées où se découpent de petits jardins enclos de haies et remplis de touffes de légumes d’un vert bleu. Tout cela est chatoyant de couleur, et tout cela se fond rapidement dans un demi-crépuscule plein de langueur et de mollesse.

Je me demande toujours pourquoi tel paysage, même revêtu de la magie de l’effet solaire, est inférieur à un autre que l’on traverse par un temps gris et morne. Je crois que la nature des accidens terrestres a rendu ici la forme irréprochable. Le sol rocheux ne présente pas de gerçures trop profondes, bien qu’il en offre partout et ne se repose nulle part. Le granit n’y a pas ces violentes attitudes qui émeuvent fortement dans les vraies montagnes. Les bancs, quoique d’une dureté extrême, ne semblent pas s’être soulevés douloureusement. On dirait qu’une main d’artiste a composé à loisir, avec ces matériaux cruels, un décor de scènes champêtres. Toutes les lignes sont belles, amples dans leur développement ; elles s’enchaînent amicalement. Si elles ont à se heurter, elles se donnent assez de champ pour se préparer par d’adorables caprices à changer de mode. La lyre céleste qui a fait onduler ici l’écorce terrestre a passé du majeur au mineur avec une science infinie. Tout semble se construire avec réflexion, s’étager et se développer avec mesure. Quand il faut que les masses se précipitent, elles aiment mieux se