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droit du moyen âge : « seigneur a toute justice en sa terre ? » C’est que le seigneur était le chef, de la justice en ce sens que, personnellement ou par son délégué, il devait veiller à ce qu’elle fût administrée suivant les règles. Il devait prendre toutes les mesures nécessaires à cette fin ; il avait à s’assurer des coupables, à convoquer les juges, à confronter les témoins, à diriger les débats, à surveiller le duel judiciaire, enfin à faire exécuter la sentence. Ces obligations étaient fort pénibles ; elles exigeaient son temps, ses soins, son argent, l’emploi de soldats. S’il manquait, par mauvaise volonté ou par simple négligence, à l’un de ces devoirs fort complexes, son supérieur hiérarchique, c’est-à-dire son suzerain, le punissait comme coupable de « défaute de droit, » et sa peine pouvait aller en certains cas jusqu’à la confiscation de son fief. Pour qu’il y eût quelque compensation à des devoirs si rigoureux et si pleins de périls, il était admis que les amendes et les frais du procès fussent pour le seigneur. Ayant les charges et la responsabilité, il avait aussi les profits. Or ces profits se confondirent peu à peu avec la justice même, et à la longue il arriva que la formule « tel seigneur a la justice sur telle terre » signifia simplement qu’il avait les amendes sur cette terre-là. Les hauts-barons se réservèrent la haute-justice, qui ne laissait pas d’être assez productive. Mais, quel que fût le seigneur à qui la justice appartenait, ce n’était pas lui qui rendait les jugemens en personne. La formule « justice n’est mie à vilain » doit être entendue dans le même sens. On voulait dire par là que le vilain n’avait ni la responsabilité ni les profits de la justice ; seulement c’est lui qui jugeait. Le principe du jugement par les pairs s’appliquait donc à toutes les classes d’hommes, aussi bien aux plus humbles qu’aux plus élevées. De même que le puissant duc de Normandie ne pouvait être jugé que par des ducs et des comtes présidés par le roi, de même le dernier des vilains devait être jugé par des vilains comme lui. Le moyen âge était une époque de hiérarchie plutôt que de privilège, et plus on l’étudie, plus on est frappé de voir combien l’égalité s’y conciliait avec la subordination.

Si ce système judiciaire favorisait une classe aux dépens d’une autre, il semble bien que ce soit celle des paysans aux dépens de celle des seigneurs. On voit en effet que toutes les contestations entre les uns et les autres étaient jugées par les paysans. Le seigneur ne pouvait punir son vilain que par la sentence des autres vilains. Ce seigneur-propriétaire ne pouvait reprendre sa terre au vilain, son fermier, qu’en vertu d’un arrêt des autres fermiers. Supposons un débat entre ces deux hommes, voici en général comment les choses se passaient : le seigneur ou plutôt son représentant, le maire, réunissait la cour du village, c’est-à-dire les égaux, les voi-