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gneurs féodaux ; elle était permise à toutes les classes : bourgeois, ecclésiastiques, paysans, soit isolément, soit par troupes, se faisaient la guerre entre eux aussi bien que les seigneurs, et vidaient par les armes presque toutes leurs contestations.

Ce qui semble incroyable et ce qui pourtant est vrai, c’est que la guerre devint une institution légale. Nous ne parlons pas ici du duel judiciaire, qui était chose à part ; nous parlons de la guerre privée, que les jurisconsultes de cette époque appelaient simplement la guerre. C’était, dans toute la force du terme, une lutte entre deux troupes d’hommes qui pouvaient user de toutes les violences et de toutes les ruses, et qui pouvaient se chercher, s’atteindre, se combattre pendant des mois entiers. Cette guerre était réputée légitime, et aucune autorité publique ne s’avisa de la défendre avant le xiiie siècle. Le jurisconsulte Philippe de Beaumanoir, contemporain de saint Louis, parlait encore de la guerre privée comme d’une coutume établie, et il n’osait pas la condamner comme contraire à la raison et à l’équité. C’est que, quand la justice régulière avait cessé de fonctionner, la guerre était devenue le seul recours des hommes, et avait pris dans la société la place que la justice avait quittée. On se combattait en ce temps-là comme aujourd’hui on se fait un procès. La guerre était la forme de procédure la plus habituelle. Il semblait alors aussi naturel et aussi légitime que les hommes décidassent leurs querelles par la force qu’il nous semble naturel aujourd’hui que deux souverains ou deux peuples prennent les armes l’un contre l’autre. Il n’existe pas de tribunal régulier pour juger les nations ; il n’en existait pas non plus à cette époque pour juger les particuliers. De même que dans nos guerres d’aujourd’hui le vainqueur ne manque jamais de proclamer qu’il a combattu justement et que c’est Dieu qui lui a donné la victoire, de même dans les guerres privées du moyen âge on ne manquait pas de dire que l’issue du combat était l’expression de la volonté de Dieu et décidait le droit. Ainsi la guerre prenait la forme et les dehors de la justice même. Elle était la seule justice, ou peu s’en faut, dont les arrêts fussent respectés. Elle n’était pas le désordre, elle était l’ordre légal. Il y eut donc une série d’environ trois siècles pendant lesquels l’état de guerre fut l’état normal et constant ; l’existence des hommes fut alors, comme l’est encore aujourd’hui celle des peuples, subordonnée à la force ; la vie fut un perpétuel combat, et la société une mêlée générale.

L’excès du mal fit comprendre aux hommes ce que vaut la justice. Dès le commencement du xie siècle, il se produisit un événement singulier et peut-être unique dans l’histoire. On vit les populations protester contre la guerre et se lever en masse pour la faire