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avait été pour elle, à ce qu’on assure, un peu plus qu’un ami du monde, et voyez de quel ton elle parle de sa mort prochaine ! « Le président ne va pas bien ; il a de la fièvre, un gros rhume ; je ne crois pas qu’il passe l’hiver. Sa perte me causera du chagrin et fera un changement dans ma vie. » Mlle  de Lespinasse lui avait donné de graves sujets de plainte, j’en conviens. Elle avait mortellement offensé son amour-propre : en se permettant une rivalité d’esprit tout près d’elle, et plus tard, quand la rupture arriva, en lui enlevant une partie de ses amis, décidés à suivre dans sa retraite la trop charmante exilée ; mais enfin, lorsqu’elle mourut, c’était l’heure de se souvenir de tant de dévoûment pendant dix années, d’une si grande intimité, de cette mutuelle adoration dont on avait fait grand fracas. Voici en trois lignes son oraison funèbre : « Mlle  de Lespinasse est morte cette nuit à deux heures après minuit ; c’aurait été pour moi autrefois un événement, aujourd’hui ce n’est rien du tout. »

L’humanité n’est pas ce qui la touche. Ce que le xviiie siècle avait de meilleur dans sa philosophie est pour elle lettre close. Toute une partie des sentimens les plus élevés, les plus désintéressés, lui demeure comme étrangère. Il faut lire l’incroyable lettre où elle raconte avec une si cruelle désinvolture, sans un trait d’émotion, le supplice de Lally, les outrages du peuple, les odieuses inventions par lesquelles on voulut déshonorer même sa mort. « Le public, dit-elle avec une révoltante froideur, craignant que Lally n’obtînt sa grâce ou qu’on ne commuât sa peine, voulait son supplice, et on a été content de tout ce qui l’a rendu plus ignominieux, du tombereau, des menottes, du bâillon ; ce dernier a rassuré le confesseur, qui craignait d’être mordu. » Et quand Walpole, indigné, s’écrie : « Ah ! madame, madame, quelles horreurs me racontez-vous là ?… Oui, oui, vous êtes des sauvages, vous autres !… Mon Dieu ! que je suis aise d’avoir quitté Paris avant cette horrible scène ! Je me serais fait déchirer ou mettre à la Bastille ! » il faut voir avec quel sang-froid on lui répond : « Vous êtes étonnant avec votre Lally… À l’égard du bâillon et du tombereau, je les désapprouve ; mais ne croyez point qu’il y ait été fort sensible, il a fini en enragé. » Pour racheter une page pareille, tout l’esprit du monde ne suffirait pas.

On voit clairement ce qui manquait à cette société si spirituelle : une croyance, un idéal. L’indifférence affectée devient à la longue une incurable maladie. Un égoïsme presque féroce, voilà le dernier terme du mal. Le scepticisme isole l’homme de l’homme. Si j’aime mon semblable, si je le respecte, c’est que je respecte et que j’aime instinctivement en lui cette humanité supérieure à lui, à moi, à chacun, des membres qui la composent, réelle pourtant dans son appa-