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plus jeune que son âge, et où la faculté d’aimer se réveille avec une vivacité presque compromettante pour celle qui va en subir l’étrange tyrannie. Que pourrions-nous ajouter à ce contraste tant de fois retracé d’une affection qui a toutes les ardeurs inquiètes et jalouses, tous les emportemens à la fois et les délicatesses des affections d’un autre âge et d’un autre nom, avec l’attitude si réservée, si froide même par momens, de celui qui en est en même temps effrayé et flatté ? La correspondance, pendant quatorze années, va être remplie de ses récriminations, de ses plaintes, de ses luttes avec la prudente et circonspecte amitié de Walpole, cet homme si distingué qui ne craint rien tant qu’un ridicule. Ses craintes presque puériles et parfois, en vue d’en détruire l’objet, sa sécheresse, sa dureté à l’égard de la pauvre marquise, l’horreur des commérages du monde où son nom serait mêlé, tout cela si naturel, étant donné la personnalité d’un vieux garçon et d’un Anglais, la tendresse au contraire si expansive, bien que toujours craintive, la passion même, puisqu’il faut bien le dire, toujours si séduisante, même quand elle se trompe d’heure et qu’elle n’est qu’un attendrissement de l’amitié, toutes les grâces d’esprit et de cœur prodiguées par l’aimable septuagénaire pour cet ombrageux Hippolyte qui semble redouter non pas les ardeurs de Phèdre, mais les plaisanteries qu’on en pourrait faire au club de Londres ou à la cour, — il y a là un petit drame psychologique que des analyses exquises, sous la plume de M. Sainte-Beuve et sous celle de M. de Rémusat, ont imprimé dans toutes les mémoires.

Laissons de côté cet épisode, qui fut le supplice et le châtiment d’un cœur trop longtemps frivole, éveillé trop tard. Mme  Du Deffand mérite d’être étudiée non assurément comme un type de passion, mais comme un des, plus rares et des plus précieux modèles de l’esprit de finesse. Ce qu’elle possède au plus haut degré, ce qui attache à sa correspondance, malgré tant de lacunes d’âme et de vraie sensibilité, c’est la précision, la légèreté dans le trait, un des styles les plus naturels et les plus vifs de ce siècle, qui en a produit tant d’excellens en ce genre ; c’est aussi une sorte de génie d’observation appliqué aux nuances de la vie mondaine et des caractères qui s’y développent. Je ne pense pas qu’il y ait en ce genre de littérature beaucoup de morceaux qui puissent être mis en comparaison avec des portraits comme celui-ci. — « On dirait que l’existence de la divine Emilie (Mme  du Châtelet) n’est qu’un prestige. Elle a tant travaillé à paraître ce qu’elle n’est pas, qu’elle ne sait plus ce qu’elle est en effet. Ses défauts mêmes ne lui sont peut-être pas naturels ; ils pourraient tenir à ses prétentions, son impolitesse à l’état de princesse, sa sécheresse à celui de savante, et son étour-