Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/199

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sommes-nous ? Paris ne compte plus pour le moment, puisque l’occupation des forts le met à la discrétion de l’ennemi, puisque son armée serait prisonnière, si la guerre devait continuer. L’armée de Bourbaki est en Suisse, et tout l’est de la France est livré à l’invasion étrangère. Au nord, le général Faidherbe n’avait pas plus de 25,000 hommes à la bataille de Saint-Quentin, et les troupes de quelque valeur qu’il a eues sous ses ordres n’ont jamais beaucoup dépassé ce chiffre. L’armée du général Chanzy, repliée vers l’ouest ou ramenée vers Poitiers, comme on le dit, se ressent nécessairement des épreuves qu’elle a subies. Qu’il y ait d’autres forces dans le midi, c’est vraisemblable, c’est certain ; mais ces forces ne doivent guère être organisées, puisqu’on voit des généraux obligés de publier des ordres du jour pour menacer de la rigueur des lois militaires les mobiles et les mobilisés qui désertent leurs camps avec armes et bagages. Est-ce avec tout cela qu’on pourrait recommencer la guerre contre un ennemi habile, maître déjà de près d’une moitié de notre territoire ? Ah ! sans doute plus d’un esprit enflammé par le désespoir a pu se dire qu’il valait mieux tout braver que de se soumettre à l’inexorable loi du vainqueur. Qui n’a pas nourri un instant cette arrière-pensée de voir la France poussée à bout renouveler l’insurrection nationale de l’Espagne de 1808 ? C’est là l’idéal de la guerre à outrance ; malheureusement ce ne serait qu’une dernière illusion du patriotisme indigné : 1871 n’est pas 1808. La France ne trouve pas dans la configuration de son territoire, dans ses mœurs, dans ses idées d’aujourd’hui, les ressources défensives qu’avait l’Espagne. Les chemins de fer, pour des chefs militaires qui savent s’en servir, sont devenus des instrumens redoutables d’invasion et de conquête que Napoléon n’avait pas en 1808. Et puis, dans la lutte qu’elle soutenait, l’Espagne avait au moins pour elle une sorte de coalition latente des sympathies européennes. Elle avait les diversions de la campagne d’Autriche en 1809, de la campagne de Russie en 1812 ; elle était soutenue dès le premier jour par la présence d’une armée anglaise. En un mot, l’Espagne n’était seule qu’en apparence, elle pouvait croire que l’Europe ne l’abandonnerait pas. Quel droit la France aurait-elle aujourd’hui de compter sur le moindre concours de l’Europe ? On lui a prouvé assez clairement depuis six mois qu’après avoir commencé seule la guerre elle resterait seule jusqu’au bout.

C’est peut-être là une dernière illusion dont nous nous sommes bercés. Nous nous sommes dit que, dans l’état actuel du monde et de la civilisation occidentale, il était impossible que des puissances, des peuples liés à la France par de si intimes solidarités d’intérêts, de relations morales et matérielles, n’eussent point un jour ou l’autre la pensée d’interposer leur médiation, d’arrêter le cours de ces dévastations sanglantes. C’était une confiance étrange et presque naïve. Le blue-bock qui vient d’être publié à Londres, les dernières discussions parlemen-