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si incomplètes qu’en pussent paraître les intentions et les formes, ces tableaux révélaient des qualités assez réelles pour qu’il n’y eût que justice à en tenir compte. On y reconnaissait facilement un vif sentiment de la couleur et de l’effet, une habileté instinctive à déduire l’harmonie de l’énergie même, de la valeur caractéristique des tons, et, quant au dessin, une aisance et une souplesse dégénérant souvent en négligence ou en incorrection, mais souvent aussi pleines de charme. Y avait-il là pourtant les preuves d’un talent en train de se définir, ou seulement les signes d’une fantaisie vagabonde, d’une inquiète dextérité ? À voir ces sujets antiques traités d’un pinceau aussi leste et dans un style presque aussi familier que ces groupes de fruits et d’objets divers peints pour la décoration d’une salle à manger, fallait-il attribuer à celui qui procédait ainsi les arrière-pensées et l’avenir d’un peintre d’histoire ou les ambitions plus modestes d’un peintre de genre ? Regnault lui-même, si on l’eût interrogé à cette époque, eût été assez embarrassé peut-être de se prononcer sur la question. Bien plus : une fois à Rome, où il arrivait au commencement de 1867 comme pensionnaire de l’Académie de France, il semble d’abord ne songer nullement à réformer ses habitudes parisiennes, et, contraste singulier ! au milieu des plus majestueux chefs-d’œuvre de l’art, en face de la nature la plus propre à développer le goût du grand style, il s’occupe encore à faire des aquarelles pour les albums, ou à dessiner sur bois des vignettes pour le Tour du Monde.

Il était urgent cependant que Regnault prît un parti, car, dans l’étroite part de vie que la Providence lui avait d’avance mesurée, quatre années lui restaient à peine pour les travaux qui devaient marquer sa place et assurer l’honneur de son nom, années fécondes d’ailleurs, puisqu’elles ont suffi à la production de cinq grands tableaux[1], sans compter plusieurs portraits peints, une copie de la célèbre toile de Velasquez, les Lances, et de nombreux portraits dessinés, années aussi agitées en fait que bien remplies au point de vue de l’art, durant lesquelles le jeune peintre retourne incessamment d’Italie en France et de France en Italie, quitte Rome pour Madrid, puis Madrid pour Grenade et Gibraltar, enfin l’Espagne pour Tanger, où, après un premier séjour en 1868, il s’établit de nouveau au commencement de 1870, et d’où il rapporte son dernier tableau, non sans se promettre d’y revenir plus tard, de s’y fixer même tout à fait, d’y passer au moins périodiquement quelques

  1. Automédon retenant ses chevaux, aujourd’hui en Amérique, le portrait équestre de Juan Prim, transporté depuis peu à Londres, Judith au moment où elle vient de tuer Holopherne, au musée de Marseille, Salomé, dans une collection particulière à Paris, et Une exécution sans jugement à Grenade sous les rois maures, tableau étrange, mais d’une bizarrerie bien près de l’originalité puissante, qui, après avoir été exposé pendant quelques jours seulement à l’École des Beaux-Arts, est parti, vers le commencement du mois de septembre dernier, pour l’Angleterre.