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resté depuis cinq mois le dernier et unique bouclier de la France. Ce que fait le gouvernement de Paris, la délégation de Bordeaux le désavoue, et ce que la délégation bordelaise fait de son côté, le gouvernement de Paris est obligé de le désavouer. M. Gambetta s’insurge contre le gouvernement de Paris, on se fait la guerre à coups de proclamations ou de décrets, et voilà comment nous sommes entrés dans cette période d’armistice ouverte le 28 janvier, — comment aussi nous avons marché à ces élections d’où allait sortir une assemblée chargée de décider souverainement de nos destinées.

Le prétexte de cette étrange crise a été le décret sur les élections. Le gouvernement de Paris, en ouvrant ce scrutin de miséricorde, s’était fait un devoir de respecter la liberté électorale dans toute son extension. M. Gambetta de son côté imaginait de créer toutes sortes d’incompatibilités, de décréter l’indignité électorale des anciens ministres, conseillers d’état ou sénateurs de l’empire, et même de tous ceux qui pendant dix-huit ans ont pu figurer à un titre quelconque sur une liste de candidats officiels ; en d’autres termes, il procédait en dictateur faisant des conditions à la souveraineté nationale, créant par la vertu de son omnipotence des pénalités politiques, au risque de se mettre en contradiction avec ce qui venait d’être fait à Paris et de tout compliquer par ses mesures révolutionnaires ; il élevait pouvoir contre pouvoir. Le conflit était flagrant. M. Jules Simon a été envoyé d’abord pour maintenir l’autorité des décisions de Paris, et M. Jules Simon n’a pas suffi ; il a fallu expédier encore M. Garnier-Pagès, M. Pelletan, M. Emmanuel Arago, pour faire entendre raison au jeune dictateur de Bordeaux. M. Gambetta a commencé par résister en méconnaissant même au premier instant les pouvoirs de M. Jules Simon, puis il a fini par céder en se séparant avec éclat du gouvernement de la défense nationale ; il a disparu. Au fond, M. Gambetta ne voulait ni des élections, ni d’une assemblée, ni de l’armistice, et en essayant un moment de se mettre en insurrection ouverte contre un gouvernement dont il n’était que le délégué, il a manqué certainement une belle occasion de se montrer un homme politique, d’être autre chose qu’un agitateur infatué et vulgaire.

M. Gambetta s’est laissé emporter dans un tourbillon où il n’a plus rien vu, où il n’a plus été que le jouet des ardeurs de son ambition, des déceptions de son amour-propre, et d’un étroit esprit de parti. Il a été déconcerté par les événemens qui le pressaient, et il n’a trouvé d’autre issue qu’un éclat qui pouvait tout compromettre, une rupture violente avec ceux dont il était le collègue, à qui la veille encore il prodiguait, comme on l’a dit, l’affection et le respect. Que le jeune dictateur de Bordeaux ait été vivement ému par cette reddition de Paris, qu’il pouvait cependant prévoir, et par un armistice qui suspendait la lutte dans des conditions pénibles pour nous, soit ; mais croit-il donc être le seul qui ait ressenti cette émotion ? Croit-il que ceux qui ont eu à dévorer