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verte de brandebourgs, portant sur la tête des colbacks énormes, uniformes d’une richesse un peu outrée, puis des hussards noirs, noirs de la botte au bonnet, avec une tête de mort et deux ossemens d’argent entre-croisés sur leur coiffure d’astrakan. L’aspect de ces hommes était sinistre. Tous menaient à l’abreuvoir leurs chevaux, tous marchaient en bon ordre au pas de leurs montures. Ces cavaliers qui venaient de se battre depuis quatre jours semblaient aller à quelque revue ; aucun bruit dans les rangs. Des dragons s’étant mis à ricaner en nous apercevant, un officier, éperonnant son cheval, les força aussitôt à tourner bride et à passer de nouveau devant nous, muets et le regard fixe à dix pas devant eux. J’ai pu constater plus d’une fois la sévérité de cette discipline de fer qui réduit l’homme à l’état d’automate, et que M. Hacklaender, le conteur allemand, en ses récits militaires, lorsqu’il écrivait les aventures du bombardier Dipfel, nous avait à la fois appris à railler et admirer. Cette discipline est telle que les soldats prussiens portaient invariablement la main à leur casque ou à leur bonnet lorsqu’un officier français prisonnier venait à passer devant eux.

Cette crainte en quelque sorte superstitieuse du galon et ce respect de la discipline venaient au surplus, une heure auparavant, de sauver la vie à un pauvre diable de paysan qu’on allait fusiller comme espion. C’était un malheureux tisserand qui, à l’arrivée des Prussiens, avait quitté Givonne, emportant sur une voiture à bras tout ce qu’il avait pu entasser de ses misérables meubles. Il s’était blotti en pleine forêt la nuit, et, après avoir caché tous ces objets dans quelque fossé, le désespoir cuisant d’avoir abandonné tant de choses qu’il n’avait pu traîner s’était emparé de lui. Il y avait surtout dans ce que le tisserand avait oublié un objet, un souvenir qui lui était cher : la couronne fanée que portait sa femme, morte depuis deux ans, le jour de leur mariage. Le voilà qui quitte le fossé où il s’était tapi, et qui se glisse comme un maraudeur du côté de son village. Il arrive chez lui au petit jour ; la porte était close, il entre par la fenêtre à hauteur d’homme. Des soldats l’arrêtent, l’entraînent, et l’interrogent. Il balbutie, ne sachant pas un mot d’allemand, et les Prussiens pas un mot de français. On lui fait signe de se placer contre une muraille, et le malheureux, plus mort que vif, entend le battement des fusils qu’on arme. Il fermait déjà les yeux, attendant le coup fatal. La fortune voulut qu’un de nos ambulanciers français, gardé en otage, M. B…, passât justement près de là, le képi galonné et le collet brodé de petites croix d’or. M. B… s’avance ou plutôt se jette entre les soldats et le pauvre homme, et d’un ton de commandement il ordonne aux Prussiens, en excellente langue allemande, de laisser ce pauvre diable. Devant