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forme sous laquelle il a présenté la volonté de son maître déplaît, il lui est indifférent de répéter la même chose en des termes plus concilians. Il m’importe peu, semble-t-il dire, que vous repoussiez le papier sur lequel nos intentions sont inscrites, puisque vous en avez pris lecture. La question n’exige pas au surplus une solution immédiate ; c’est matière à congrès. Justement le comte de Bismarck venait de proposer une conférence à ce sujet, toutes les puissances se rallièrent à ce moyen de sortir d’embarras.

Eh bien ! nous le demandons à tout esprit impartial, à supposer que le cabinet de Saint-Pétersbourg eût osé émettre ce manifeste à un moment où la France aurait eu la libre disposition de ses forces, l’Angleterre, se sentant une alliée puissante à côté d’elle, aurait-elle accueilli la dénonciation russe par ces arguties diplomatiques ? Non, elle eût dit carrément la vérité, que les traités sont la loi des peuples, et que la nation qui en souffre n’a pas qualité pour les réformer seule. Au lieu de se satisfaire par des nuances de langage, elle aurait déclaré bien haut, et avec raison, que la prétention de la Russie est l’équivalent d’une déclaration de guerre. Il est triste pour une grande nation qui s’est toujours montrée ombrageuse de son honneur de se contenter de paroles dans les circonstances mêmes où quinze années auparavant elle avait jugé nécessaire de tirer l’épée. Depuis quinze ans, la Russie est-elle donc devenue moins puissante ou la Turquie plus forte ? On n’oserait le soutenir ; alors c’est que la Grande-Bretagne est plus endurante ou moins redoutable.

Personne ne doute en Angleterre que le tsar ne soit résolu à déchirer par tout moyen, même par la guerre, le traité du 30 mars 1856. C’est ce que signifie au fond la démarche insolite du prince Gorkchakof. En voudrait-on douter, il suffirait, pour démontrer qu’il en est ainsi, des innombrables adresses que les corps constitués ont envoyées à leur souverain, le félicitant d’une résolution qui rend à la nation russe l’honneur et la sécurité. On sait que ces adresses ne sont, sous un régime absolu, que l’image fidèle des volontés du maître. Un détail curieux le peint mieux encore. Le conseil municipal de Moscou ne s’était pas contenté d’approuver la politique étrangère du tsar ; il s’était avisé d’y ajouter, au milieu d’humbles protestations de dévoûment, des vœux timides en faveur des libertés civiles et religieuses. L’adresse fut renvoyée au conseil, et ceux des membres que l’on supposait l’avoir rédigée réfléchirent en prison sur la limite étroite qui sépare la soumission de l’approbation. Alors, dans leur désir d’écarter de leurs lèvres le calice d’amertume que leur prépare la résiliation définitive et presque certaine du traité de Paris, les Anglais en sont réduits à chercher si quelque clause nouvelle n’assurerait pas au même degré l’indépendance de la Turquie, tout en ménageant les susceptibilités nationales de l’em-