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gens-là, qui ont l’audace et l’intrigue à leur service, peuvent un jour se trouver à la tête des affaires publiques.

D’ailleurs les Américains auront la finesse de ne pas s’engager seuls dans la lutte ; l’occasion de se faire des alliés ne leur manquera pas. On raconte que le prince Gortchakof fit demander, il y a quatre mois, au général Grant d’insister sur les griefs de l’Alabama en même temps que la Russie dénoncerait le traité de 1856. Après un assez long silence, le président aurait répondu en offrant la coopération de la flotte de l’Union en cas de lutte avec l’Angleterre. L’histoire est-elle vraie ? Il est permis d’en douter ; mais on rapporte encore que le correspondant russe du journal belge qui avait ébruité l’affaire a été ostensiblement envoyé en exil sous l’accusation non point d’avoir propagé une fausse nouvelle, mais d’avoir divulgué le secret d’une dépêche. La cession de l’Amérique russe aux États-Unis a déjà prouvé que ces deux puissances se mettent aisément d’accord quand il s’agit d’être désagréable à l’Angleterre. En examinant la situation de la Russie, nous verrons quels sont les dangers de cette entente mystérieuse.


II.

Si l’on voulait absolument définir d’un seul mot une situation complexe, on pourrait dire que les rapports entre l’Angleterre et la Russie sont basés sur la défiance. La guerre de Crimée, si grandiose qu’elle fût, n’a été qu’un incident dans l’histoire d’une rivalité qui est en jeu depuis longtemps, et qui s’étend des bouches du Danube jusqu’à la mer du Japon. Constantinople, Asie centrale, littoral de la Chine, partout Russes et Anglais s’observent avec une inquiétude bien justifiée, car l’Asie est le grand objectif des uns et des autres. Une flotte russe à Constantinople, il est assez clair que c’est une menace contre la route de l’Inde. La question d’Orient est si familière à tout le monde, lorsqu’on la borne à la Turquie, qu’il est inutile d’y insister ici. On saisit moins facilement l’antagonisme inévitable des deux puissances rivales au cœur de l’Asie. Des gens sensés prétendent même qu’elles travaillent à un but commun, qui est d’amener à des principes civilisés les gouvernemens barbares de ce vaste continent. C’est possible, quoiqu’en réalité on les ait vues maintes fois prêter leur appui à des factions opposées. L’Afghanistan et la Boukharie resteront longtemps sans doute indépendans, soumis à des révolutions périodiques où chacun des deux puissans voisins essaiera de faire triompher son influence. En Chine, la situation est plus nette. Tandis que l’Angleterre, la France et les États-Unis agissent avec accord par le moyen de leurs flottes, la Russie s’introduit à Pékin par voie de terre, et s’y maintient en dépit des vio-