Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 91.djvu/711

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suivre. « La liberté morale, disait-elle, nous rendra la liberté politique. Nous nous étions endormis, et laissé corrompre. Travaillons à nous réformer selon la justice, et Dieu bénira nos efforts. La leçon d’Iéna sera dure, mais précieuse ; elle nous a réveillés. »

Ces simples conseils d’une femme valent mieux que tous les systèmes métaphysiques tant préconisés de nos jours en Allemagne, ou plutôt, qu’on ne s’y trompe pas, ils se rattachent à la plus vraie métaphysique, celle qui ne voit dans les événemens humains que le jeu de l’intelligence et de la liberté, à la plus pure religion, celle qui reconnaît Dieu dans la souffrance et ne le cherche pas du côté du succès, enfin à la plus haute politique, celle qui fait dépendre le sort des peuples non de telle ou telle formule militaire ou administrative, mais de leur fidélité aux lois éternelles du travail et du devoir. J’ai lu sur une petite maison des bords du Rhin ces trois mots écrits autour de la porte : frisch, fromm, frei, actif, pieux, libre. Ces trois mots sont l’honneur et le secret de la puissance d’une grande nation. La reine Louise a dit à Napoléon : Nous nous étions endormis ! La Prusse avait dormi après Frédéric et Rosbach ; la France a dormi du même sommeil sur la gloire de 1789 et sur les lauriers d’Austerlitz. Elle s’est crue deux fois souveraine du monde, par les armes et par les idées, et ne parlait plus sans dédain du travail et du devoir, mots assez malsonnans et bien vieux, qu’il nous faut rajeunir. L’Allemagne a travaillé. Son réveil est dû à l’énergique effort de quelques hommes supérieurs aidés par l’effort obscur de chacun, à son poste, dans sa famille et dans sa maison. La guerre actuelle peut être définie la défaite de gens d’esprit qui ne travaillent pas par des gens de sens qui travaillent. Le châtiment de 1806 a rendu à la Prusse l’énergie perdue[1] ; six ans après, la Prusse était en état de lever 200,000 hommes contre nous. Il n’a fallu que huit ans à la France pour passer de l’abîme sanglant de 1793 aux victoires, à l’ordre, à la paix de 1802, et avant 1820, sous un gouvernement constitutionnel, presque tous les désastres de 1813 étaient réparés. N’oublions pas ces consolans souvenirs, mais n’oublions pas surtout que ces désastres mêmes étaient la suite directe des victoires prodigieuses et stériles de 1806, de l’abus de la force et de la dictature, instrumens maudits qui se retournent inévitablement contre les hommes qui les ont maniés et contre les peuples qui les ont subis.

Augustin Cochin.
  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1870.