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épouvantable inutilité et comme un de ces fléaux capricieux de la nature qui détruisent en un jour de tempête l’œuvre des siècles. C’est pourquoi toutes les paroles prophétiques et vengeresses que la reine Louise de Prusse a écrites sur Napoléon retombent sur le roi Guillaume. La mère se lève entre nous et son fils pour lui reprocher ses excès de violence. « Cet homme, a-t-elle dit de Napoléon, n’agit pas d’après les lois éternelles de la justice, il satisfait son ambition, il n’est pas généreux envers les hommes, il perdra l’équilibre, et la nature reprendra ses droits ! »

La même voix exhorte les vaincus à réfléchir sur les causes de leur défaite. Sans doute les événemens de 1870 et même ceux de 1815 sont encore trop près de nous pour que nous puissions les soumettre aux lois de cette perspective, de cet ordre logique entre les causes et les effets dans lequel l’esprit humain a besoin de classer les événemens pour leur donner un sens. Cependant nous en savons assez pour nous préserver, dans l’appréciation réfléchie de nos malheurs, de trois systèmes de philosophie de l’histoire faussement décorés des beaux noms de systèmes métaphysique, mystique et politique. Le premier est tout allemand ; il consiste à glorifier le fait accompli, à remplacer par l’évolution fatale des idées autour des événemens l’évolution des événemens autour des idées éternelles, système nuageux qui exclut à la fois l’idéal et la liberté, sans lesquels il n’y a aucune responsabilité dans l’acteur, aucun plan dans le drame qui s’appelle l’histoire. O clarté de Descartes, solidité de Pascal, majesté de Bossuet, débarrassez-nous à jamais de ces nuées épaisses qui dérobent à l’Allemagne elle-même la gloire pure de son Leibniz ! Le système mystique est cher au roi Guillaume ; il se considère volontiers comme l’aide-de-camp général du Dieu des armées, et il prend pour la religion deux idées qui sont le contraire de la religion, l’idée napoléonienne d’une mission céleste, dévotion commode de tous les conquérans, et l’idée païenne d’un Dieu brutal qui oublierait les malheureux pour favoriser les puissans. Enfin le système politique dispose les vaincus à envier les vainqueurs, à les imiter, à copier leurs institutions militaires ou administratives, banale inclination qui porte à emprunter servilement des lois faites pour d’autres, au risque de contraindre le génie, de fausser l’histoire, d’asservir la nature d’un peuple. La Prusse aussi nous avait copiés : elle avait reçu Voltaire, adopté Maupertuis, écouté M. de Calonne, emprunté les idées et les modes des fugitifs de l’édit de Nantes ou des émigrés de Versailles ; mais elle n’a été grande et forte que le jour où elle a su développer ses propres dons, remplacer Voltaire par Goethe, Maupertuis par Humboldt, enfanter Stein, Scharnhorst, Schleiermacher, Fichte, Arndt, et vivre de son propre fonds. La reine Louise nous montre la route à