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de l’Europe pendant les dernières années du xviiie siècle et les premières années du xixe. La Prusse, on le sait, ne prit aucune part à la seconde coalition contre la république française, peut-être à cause de l’influence de Sieyès, alors représentant du directoire à Berlin, plus probablement à cause de la sagesse du nouveau roi. Elle ne s’engagea pas davantage dans la troisième coalition contre l’empire en 1804. Dix années de paix dans un pareil moment furent un bienfait inestimable, et pendant ces dix années le roi Frédéric-Guillaume III et la reine Louise goûtèrent un bonheur sans mélange et méritèrent une popularité croissante. Le roi était laborieux, réservé, économe. Il avait coutume de répéter le proverbe anglais : « ayez soin des deniers, les livres auront soin d’elles-mêmes ; » on le vit, à la campagne, gronder un serviteur qui mettait du pain blanc sur sa table, et déclarer que le roi, au milieu des paysans, devait manger le même pain qu’eux. Il s’occupait activement de l’armée sans avoir cependant de talens militaires, bien qu’il eût pris une part très honorable à la campagne de France et au siège de Mayence. Il détestait le faste, et sa grande distraction était la vie de famille. Plus ardente, plus active que lui, la reine Louise passait souvent des revues à ses côtés, revêtue de l’uniforme du régiment qui portait son nom. Elle l’accompagnait dans ses voyages continuels ; mais elle aimait aussi avant tout son intérieur, la vie simple de Charlottenbourg, les promenades à l’île des Paons ou dans les bois de Freienwald. Très pieuse, ainsi que son mari, mais sans aucun mélange d’esprit de secte ou de faux mysticisme, elle aimait les sermons féneloniens de l’évêque Eylert et la lecture de l’Évangile ; ses autres lectures préférées étaient, avec les poètes allemands, Shakspeare et même Eschyle.

Nulle affectation de pédantisme ne gâtait ces dons si variés. On faisait beaucoup de peine à la reine Louise en la comparant à la femme, savante du premier Frédéric, la reine Charlotte, élève et protectrice de Leibniz, morte en 1705, après avoir dit à l’une de ses dames : « Je vais donc enfin pouvoir connaître la cause première de l’espace et du temps que M. Leibniz n’a jamais pu m’expliquer clairement ! » La reine Louise, quoique fort instruite et prenant plaisir à causer avec le docteur Gall et d’autres savans, ne se sentait aucun attrait pour la fondatrice de l’Académie des Sciences de Berlin, et il lui plaisait au contraire d’être comparée à la bonne et gracieuse Louise-Henriette, princesse d’Orange, femme du grand-électeur de Brandebourg, renommé pour sa bravoure, sa justice et sa foi. La reine Louise avait vingt-huit ans en 1804, et une grande fête donnée à Berlin à l’anniversaire de sa naissance, avec un immense bal masqué, porta au comble l’enthousiasme que la population aimait