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Le gouverneur de province était juge au civil comme au criminel. Meurtre, incendie, adultère, vol, procès relatifs à la propriété, à la succession, aux contrats, tout ressortissait à lui. Il existait à la vérité dans les divers cantons de la province des juges de rang inférieur, que l’on appelait juges pédanés ; mais ils étaient nommés par le gouverneur, ils n’étaient considérés que comme des délégués sur lesquels il se déchargeait d’une partie de son travail, et qui examinaient en son nom les affaires de peu d’importance. Ce n’étaient pas d’ailleurs des juges permanens ; ils ne recevaient leur mandat que pour une affaire déterminée ou une série d’affaires, et leur délégation expirait en tout cas à chaque changement de gouverneur. On peut constater aussi qu’il existait une juridiction municipale : elle appartenait aux magistrats que les villes élisaient annuellement pour les administrer ; mais ces juges, dont on pouvait toujours appeler au gouverneur, n’étaient guère que de simples arbitres, et leurs arrêts n’avaient en effet de valeur qu’autant que les deux parties consentaient à s’y soumettre. Il n’y a donc pas d’exagération à dire que, sous l’empire romain, toute justice était rendue par les fonctionnaires qui gouvernaient les provinces.

Le droit d’appel existait, il est vrai ; seulement ce n’était plus l’appel au peuple comme au temps de la république. On appelait du juge pédané au gouverneur, du gouverneur au vice-préfet, du vice-préfet au préfet du prétoire, c’est-à-dire que du jugement d’un fonctionnaire on appelait à son supérieur. Il y avait autant de degrés d’appel qu’il y avait de degrés dans la hiérarchie des fonctions ; mais il fallait toujours être jugé par un fonctionnaire, et l’on ne connaissait pas d’autre juridiction.

l’iniquité d’une telle justice est évidente. Il se trouvait que le même homme qui, à titre d’autorité politique, gouvernait la société et décidait des intérêts généraux prononçait aussi, à titre d’autorité judiciaire, sur les intérêts privés et sur les droits individuels. Le gouvernement, qui disposait déjà de toutes les forces publiques, avait encore à sa discrétion la propriété et la vie des particuliers. Il fallait lui obéir comme à un maître, et il fallait encore lui soumettre ses affaires d’intérêt et ses débats comme à un juge. On se ferait une idée assez exacte de ce que devait être cette justice de l’empire romain, si l’on supposait chez nous un régime tout à fait despotique, sans limite, sans contrôle, et en même temps, tous les tribunaux supprimés, la justice rendue au civil et au criminel par des préfets, agens du pouvoir absolu. Pour sentir encore tout l’odieux de cette sorte de justice, il faut songer qu’à cette époque il n’y avait de lois que celles qui émanaient de l’empereur. La loi était ce que le prince avait dit (edictum), ou ce qu’il avait écrit rescrip-