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vices de la justice sénatoriale. Ce n’est pas qu’ils fussent eux-mêmes fort épris de l’équité. Ils prétendaient non pas changer la nature de la justice, mais prendre pour eux-mêmes les avantages qu’elle procurait. Ils demandaient simplement à remplacer les sénateurs dans les tribunaux. Il s’en serait suivi que les gouverneurs de provinces auraient eu les chevaliers pour accusateurs au lieu de les avoir pour juges complaisans, et que, dans tous les débats, la partie gagnante aurait été la compagnie fermière au lieu d’être le gouverneur. Les fruits de la conquête et les bénéfices du gouvernement auraient passé tout entiers de l’ordre sénatorial à l’ordre équestre. Sur cette prétention, la guerre éclata entre les deux classes, et l’on vit le droit de juger devenir un objet de convoitise, une cause de lutte, un motif de guerre civile. Le principal et presque unique effet de l’entreprise des Gracques fut de donner les jugemens aux chevaliers, et c’est par là surtout qu’ils frappèrent la noblesse ; mais, dans la réaction qui suivit, la noblesse reprit le pouvoir judiciaire : elle se le vit enlever de nouveau par Marius, et fut encore remise en possession par Sylla. On trouva enfin un compromis par lequel on partagea les tribunaux entre les deux ordres Les luttes, qui remplirent le dernier siècle de la république, et qui lurent pour beaucoup dans la chute de ce régime, sont la meilleure démonstration des vices inhérens à une telle organisation judiciaire. Le jugement par une sorte de jury aurait pu être excellent à la condition qu’on n’en eût pas fait un instrument de politique, une source et une garantie de privilèges, un moyen de domination.


IV. — la justice dans le despotisme. — l’empire romain.

Lorsque le régime républicain fit place au régime impérial, la justice se transforma aussi bien que le gouvernement de l’état Les deux choses étaient trop liées l’une à l’autre pour qu’elles ne suivissent pas la même destinée et ne fussent pas entraînées dans la même révolution. La justice resta enchaînée à la politique, et le droit de juger continua de faire partie du droit de gouverner. Le seul changement fut que la justice, au lieu d’être dans les mains d’une oligarchie maîtresse, fut dans les mains d’un empereur omnipotent. L’empereur avait réuni en sa personne l’autorité politique de tous les anciens magistrats ; il possédait donc aussi tout leur pouvoir judiciaire. Le peuple, suivant le langage des jurisconsultes, avait délégué au prince toute sa souveraineté ; il lui avait donc délégué aussi son droit de justice. Voilà pourquoi l’empereur romain fut le juge suprême, et en principe le juge unique de l’empire. Comme l’autorité judiciaire n’avait jamais été distincte de l’autorité