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nous continuons en un mot nos erremens d’hier, l’ennemi, notre éternel ennemi, rôdant sur notre frontière désarmée, ne manquera pas l’occasion de ravir un nouveau morceau de cette terre de France qu’il envie depuis des siècles.

Il est un pays, la Pologne, qui renfermait comme le nôtre des soldats héroïques, des patriotes ardens, qui avait eu ses gloires militaires, qui avait été longtemps le meilleur boulevard de la chrétienté contre la barbarie ottomane, qui avait fait trembler la Russie et tenu en respect la Suède ; ses habitans étaient intelligens et aimables, mais inconstans et légers. Ils donnèrent dans plusieurs de leurs villes un asile hospitalier aux Allemands. Eh bien ! il arriva un jour que, profitant de leur affaiblissement, ceux-ci les dépouillèrent de leurs plus riches provinces. La Pologne, humiliée, vaincue, mais non instruite par ses revers, tenta prématurément de venger ses défaites ; elle succomba une seconde fois pour ne plus se relever, et ses ennemis s’en partagèrent les tronçons. Que cet événement qui a été la honte du xviiie siècle nous fasse réfléchir, que l’image de la Pologne demeure toujours présenté à notre esprit, afin qu’elle nous pénètre d’un salutaire effroi. Assurément il n’y a point parité entre les conditions où s’est trouvée la Pologne à son déclin et celle où nous sommes placés en ce moment. La vitalité et les lumières sont tout autres chez notre démocratie qu’elles n’étaient chez l’aristocratie égoïste qui perdit la nation polonaise par son imprévoyance et ses querelles ; mais les périls auxquels nous exposeraient des dissensions intérieures et des imprudences au dehors ne sont pas sans une certaine analogie avec ceux auxquels succomba la Pologne. Qu’on ne l’oublie pas, ce qu’on appelle le premier partage ne fut qu’un amoindrissement de territoire. Or il s’agit en ce moment de nous enlever plusieurs de nos départemens, et les puissances neutres ne se montrent pas plus disposées à nous protéger efficacement contre cette spoliation qu’elles ne l’étaient en 1772 à secourir le royaume de Stanislas Poniatowski. L’adversité qui nous frappe nous laisse cependant assez de force et de ressources pour nous relever. La rude leçon que la Prusse reçut en 1806 ne fut pas perdue pour elle : abattue, non découragée, elle travailla résolument à se réformer ; sa ténacité dans cette œuvre difficile a préparé ses présens succès. Voilà qui nous montre qu’il est possible à un peuple de guérir ses plaies, de corriger ses vices. Eh bien ! nous venons d’avoir notre déroute d’Iéna et d’Auerstædt ; sans imiter en tous points nos vainqueurs, sachons profiter d’un exemple qui nous coûte si cher. Il n’est que temps, si nous voulons élever une digue solide pour arrêter le torrent de l’invasion germanique.

Alfred Maury.