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mens qui l’animaient. La Belgique était loin d’être hostile à la France. Inquiète à bon droit des projets et des ambitions de l’homme qui tenait alors les destinées de notre pays, elle pouvait à coup sur souhaiter intérieurement la défaite de l’empereur ; mais assurément aussi elle gardait au fond de son cœur un sentiment de dévoùment fraternel pour la France et le peuple français. Combien de fois avons-nous été touché, touché jusqu’aux larmes, par les marques de sympathie et l’amicale illusion qui accueillaient un soldat français réfugié sur la terre belge ! Il n’y avait Là rien de joué, rien d’apprêté. Les populations wallones, françaises de langage et de souvenirs, frémissaient en entendant gronder vers Longwy le canon prussien ; elles se portaient en foule à la frontière, attendant les blessés, les encourageant, les consolant, les soignant, et l’armée belge, j’en puis témoigner, un peu grisée par cette odeur de poudre et de salpêtre qui lui venait de France, se sentit plus d’une fois prise de cette sorte de fièvre que Dante appelle l’appétit de la rixe et du combat.

À Givet, où je demeurai, on s’occupait d’armer la citadelle, une des plus fortes du pays, juchée comme un autre Gibraltar sur une colline rocailleuse, et qui, se dressant en pleins nuages, semble défier l’assaut ; mais à Givet, comme partout, l’administration avait laissé les fortifications sans canons, sans affûts, sans munitions. Les Ardennais des environs accouraient, cherchant à Givet un refuge que le château-fort, aussi difficile à défendre que s’il eût été démantelé, ne pouvait leur offrir. On construisait en hâte des remblais, on exerçait les jeunes gens du pays, et des paysans mobilisés montaient la garde en blouse bleue auprès des canons servis par des artilleurs volontaires. Cependant le bruit se répandait peu à peu de succès obtenus çà et là sur les Prussiens. Des récits de victoires agitaient la petite ville, et ce n’était pas sans émotion qu’on voyait ces femmes, ces enfans, ces gens inquiets, se rattacher soudain à toutes ces frêles espérances. Les Prussiens avaient été battus à Buzancy, d’autres disaient à Attigny. On parlait vaguement d’une rencontre à Varennes, de canons pris, de uhlans défaits. Ce qui était certain, c’est que des francs-tireurs avaient brûlé, en y jetant du pétrole enflammé, les bois de Mont-Dieu et des Grandes-Armoises, où s’étaient réfugiés et tapis les Prussiens comme, avant Wissembourg et Forbach. Tout à coup au milieu de ces bruits rassurans, que chacun de nous acceptait avec cette crédulité facile qu’on accorde aux nouvelles ardemment désirées, la nouvelle nous arriva des combats de Beaumont, de Mouzon et de Carignan.

À Beaumont, le 30 août, le général de Failly, par un aveuglement inexplicable, redoutait si peu le voisinage des Prussiens, dont il ignorait la marche, que les boulets ennemis vinrent surprendre