Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 91.djvu/572

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour mesurer ce que nous pouvons faire. Si cette résistance de Paris ne nous a pas donné la délivrance, comprenons les bienfaits et les nobles profits que déjà nous en avons reçus, sans compter ceux que l’avenir nous assure, si nous y prenons quelque peine. Je sais qu’il est des gens peu nombreux, je l’espère, mais enfin il s’en trouve, qui, n’estimant que le succès, font fi de ce long siège. « Que n’a-t-on traité plus tôt, disent-ils, au lendemain de Sedan ? il nous en eût coûté moins cher, et nous aurions la paix depuis cinq mois. » Ce qui veut dire, ce me semble : « depuis cinq mois nous ferions des affaires, et nous aurions déjà gagné bien de l’argent. » Si c’est là ce qu’ils rêvent, conseillez-leur de rappeler l’empire, lui seul est fait pour s’entendre avec eux. Je ne connais pas de plus digne remède à cette maladie, cette misérable soif de lucre et de spéculation. Est-ce au contraire un sentiment d’un autre ordre, une sorte de patriotisme prudent et mitigé qui inspire à certains esprits ces timides regrets ? Pensent-ils que la France, laissant là cette guerre où la folie d’un homme l’avait précipitée, coupant court à l’invasion, et liquidant sa ruine en toute hâte, se serait ménagé de plus amples ressources pour travailler à sa revanche, pour la faire éclater plus tôt, plus à coup sûr ? Spécieuse illusion ! Ce n’est pas sa revanche qu’elle aurait préparée, c’est son bien-être qu’elle se serait rendu. Moins épuisée, plus riche, j’en conviens, mais aussi plus molle et plus engourdie, n’ayant vu le danger que de loin, juste assez pour le craindre et pour vouloir le fuir, elle n’aurait eu qu’un but et qu’un instinct, s’étourdir sur sa honte. Pensez donc sous quelles fourches il fallait l’obtenir, cette paix hâtive qu’on nous vante ! C’était en acceptant d’emblée, du premier coup, par calcul financier, la mutilation de la France, sans faire le moindre effort, sans donner à nos frères d’Alsace et de Lorraine le moindre témoignage de regret et de sympathie, sans avoir fait de notre sang versé à cause d’eux comme un ciment de plus qui les retient à nous. Nous les abandonnions ; qu’importe l’intention de les revendiquer plus tard ? Ce n’est pas la bonté du but qui sanctifie la honte du moyen. Bénissons donc, nous qui aimons la France, bénissons, je ne le dirai jamais assez, les arrogantes prétentions qui, à Ferrières, lui ont ouvert les yeux. Ce jour-là, c’est sa vie, son honneur, sa vraie grandeur de nation, que ses ennemis lui ont rendus en la forçant à résister. Vous aurez beau m’étaler le spectacle de ses misères et de ses douleurs, me montrer depuis ce jour-là tant de champs dévastés, tant de maisons en cendres, tant de familles au désespoir, mon cœur en saignera ; mais je n’en défie pas moins qu’on m’ose soutenir que depuis ce jour-là la France n’a pas grandi.

N’est-ce donc rien que d’avoir vu ce colosse, cette armée la plus forte et la mieux équipée, la plus instruite et la moins scrupuleuse qui depuis que ce monde est créé se soit encore mise en campagne, se ruer,