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étrange des vicissitudes de la fortune. Si la Prusse et l’Allemagne ne veulent que des victoires, des garanties morales de puissance, des démonstrations de force, et même des satisfactions d’orgueil, elles ont tout cela sans avoir besoin de toucher à l’intégrité française. Il n’y a donc qu’une question de conquête qui puisse entraver aujourd’hui ou compromettre pour l’avenir une pacification qui est dans l’intérêt des deux peuples. Nous savons bien ce qu’on dit, ce qu’on répète dans toutes les proclamations, dans tous les manifestes, pour justifier des prétentions conçues dans l’exaltation de la victoire, et qui ne semblent pas abandonnées. On ne veut que fonder la sûreté et l’indépendance de l’Allemagne, « garantir la paix, » se défendre contre toute agression. Le roi Guillaume le disait encore l’autre jour à Versailles en prenant la couronne impériale : « Nous l’acceptons dans l’espoir qu’il sera donné au peuple allemand, en récompense de ses combats et de ses sacrifices, de jouir d’une paix durable à l’abri de frontières qui offriront pleine sécurité à la patrie contre le renouvellement des attaques de la France, sécurité dont elle était privée depuis des siècles. » Nous connaissons depuis longtemps ce langage et ces raisons, tous ces subterfuges de l’esprit de conquête. Lorsque Napoléon entrait en campagne, il ne manquait jamais de déclarer qu’il ne faisait que se défendre, qu’il allait combattre pour la sûreté de l’empire menacée par des ennemis héréditaires, qu’il ne voulait conquérir qu’une paix durable. On sait ce que cela voulait dire, et ce qu’il nous en a coûté ; nous en payons encore aujourd’hui la rançon.

Assurément M. de Bismarck peut à son tour abuser de la force, et se servir du langage sous lequel Napoléon déguisait à peine ses ambitions conquérantes. Il peut essayer de démembrer la France, de tailler à l’Allemagne des frontières nouvelles dans notre territoire ensanglanté, si la fortune nous trahit jusqu’au bout, si nous sommes obligés de nous avouer vaincus ; mais qu’aura-t-il fait en suivant cette triste politique ? Il n’aura certainement ni garanti l’avenir de son pays, ni fondé cette paix durable dont il flatte l’Allemagne ; il aura laissé derrière lui ces semences de haines immortelles, et préparé de nouvelles luttes qui éclateront un jour ou l’autre. Au lieu de fortifier l’Allemagne par ces annexions violentes qu’il médite, par cette extension de frontières ou il croit trouver une protection, il aura créé de ses propres mains un champ de bataille où éclateront sans cesse d’inévitables combats. Ces provinces qu’il convoite frémiront sous la domination allemande, et seront toujours prêtes à la révolte. Entre la France et l’Allemagne, ce ne sera point la paix, ce sera tout au plus une trêve agitée, pleine d’inimitiés et de ressentimens, au sein de laquelle les intérêts, les relations des deux pays seront perpétuellement en péril. La guerre matérielle aura cessé, la guerre morale recommencera pour ne plus finir. Pense-