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sous nos yeux. Il compare les effets moraux et politiques qu’aurait sur chacune des deux nations une grande guerre, quel qu’en fût d’ailleurs le résultat immédiat et matériel. Il est persuadé qu’en un sens le peuple français, vainqueur ou vaincu, y gagnerait plus que ses ennemis, « car, dit-il, en France une guerre donne le plus libre essor à toutes les forces populaires ; chez nous, il n’en est pas de même, nous pouvons simultanément avoir la guerre et voir l’esprit du peuple enchaîné. » C’est ce que toute l’Allemagne éprouvera bientôt. Elle a trahi toutes ses libertés et les a livrées à un despote pour qu’il réalisât le vieux rêve de l’unité nationale. L’Allemagne est faite, mais elle est asservie. C’est ainsi que la France contre-révolutionnaire s’était livrée à Napoléon III pour qu’il écrasât la liberté et trahît la république. Il l’a fait, il a joui pendant vingt ans de sa proie, et il a fini par tout perdre.

Mais est-il besoin de le dire ? La coterie militaire, pédante et piétiste, à laquelle l’Allemagne a remis ses destinées, n’est pas plus l’Allemagne elle-même que la coterie qui siégeait naguère aux Tuileries, n’était la France. Ce que nous avons essayé de caractériser, c’est ce qui règne en ce moment de l’Elbe au Danube, c’est le parti des hobereaux. Ce que nous avons montré, tel que l’a dépeint un Allemand de beaucoup de sens et d’une âme élevée, c’est cette étroitesse farouche et peu scrupuleuse de la caste dominante, que la malignité populaire désigne par un mot hybride à peu près intraduisible, bien que français à demi : die Junckerbornirtheit (l’esprit borné des hobereaux).

Quant à l’Allemagne véritable, elle est enivrée aujourd’hui par toutes les fumées de la gloire militaire. Les acres odeurs de la poudre, les émanations du champ de bataille, lui montent au cerveau. Elle ne sent pas le mal immense qu’elle s’est fait, comme les pauvres blessés ne sentent pas le fer du chirurgien tant qu’ils sont sous l’influence du chloroforme ; mais elle se réveillera bientôt grande et unie comme elle l’a voulu, — dépouillée de toutes ses libertés, esclave d’une secte rigoriste et d’un parti altier, responsable devant elle-même et devant le monde du bombardement de Strasbourg et de Paris, des ravages de cette guerre et des rudes exigences du vainqueur. Nous ne lui envions pas ce réveil. La France, à demi vaincue par surprise, justement fière de sa résistance et des ressources qu’elle a su trouver, a un rôle moins éclatant, plus noble après tout et plus véritablement digne. Elle ne s’abandonnera point elle-même, elle continuera de se relever et de grandir.

Athanase Coquerel.