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néennes. Voilà comment on en vient à se croire essentiellement évangélique et envoyé par Dieu pour bombarder dans Strasbourg ou dans Paris des milliers de femmes et d’enfans, de vieillards et de malades. Si l’on demandait à un Prussien orthodoxe ce que ces atrocités ont d’évangélique, en quoi elles rappellent l’esprit du Christ et sa morale, il vous prouverait doctoralement que Josué a fait bien pis, et voilà comment une stricte orthodoxie sait imposer silence à la conscience et à l’humanité elle-même.

Ce n’est pas seulement pour ses ennemis du dehors que cette société piétiste, aristocratique, guindée, gourmée, est très dure. Le rigorisme précis de ses doctrines, l’exaltation mystique de son dogmatisme officiel, lui tiennent lieu amplement de toutes les vertus chrétiennes, et avant tout de justice, d’humilité et de charité. Ici encore Varnhagen est un témoin accablant ou plutôt un redoutable juge pour ce monde officiel de la Prusse dont il faisait partie par sa naissance et ses relations.

« Je suis aujourd’hui, écrivait-il dans son journal le 26 octobre 1848, encore étonné et effrayé des expressions inhumaines et impies dont on n’a pas honte d’user dans les hautes classes en parlant des classes inférieures ; je rougirais de parler des bêtes sur ce ton-là. Un ouvrier, un pauvre, s’il ne se couvre pas d’un uniforme, est par lui-même un drôle, un gibier de potence, qui mérite de mourir de misère ou sous le sabre. Sa femme et ses enfans sont une engeance maudite. Le droit et la liberté ne sont point faits pour ce ramassis de gueux… Qu’ils meurent de faim sans se plaindre et sans troubler les grands dans l’étalage de leur luxe et de leur orgueil ! — Et ces grands osent se vanter d’avoir part à la religion de Jésus-Christ. Ils croient trouver grâce devant lui. Ils blasphèment plus grossièrement en invoquant ce nom que ne feraient les plus impies en le chargeant d’outrages. Pour moi, je ne doute point qu’il n’y ait chez ces aristocrates, dans leur fureur et leur dureté, quelque chose de plus diabolique dix fois que dans les plus affreuses explosions du courroux populaire. »

Ce dernier trait est sanglant pour quiconque sait avec quelle méprisante horreur on parle en Prusse des excès de la révolution française, et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que ce trait sanglant est juste. Les emportemens les plus détestables d’une foule ignorante, poussée au paroxysme de la violence par les plus terribles périls, seront toujours moins inexcusables aux yeux de tout moraliste sans prévention que les vieilles rancunes dévotement et méthodiquement fomentées pendant soixante ans par l’esprit de domination, la haine envieuse et la rapacité.

Un dernier jugement de Varnhagen est une vraie prophétie de ce qui s’accomplit et de ce qui va, nous n’en doutons pas, se passer