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réelle, a été l’erreur d’un moment, et cette erreur même a été le fait d’un homme, non d’un peuple ; mais la haine est le sentiment invétéré d’une nation entière. Nous ne voulons pas invoquer ici la série d’actes odieux par lesquels cette haine s’est manifestée depuis six mois. Beaucoup sont contestés, ceux même qui ne semblent pas douteux peuvent être l’effet de malentendus ou de ces excès individuels qui se produisent dans toutes les guerres, et que la discipline la plus rigoureuse est trop souvent impuissante à empêcher ou à punir. Nous instruisons le procès non des soldats allemands, mais de la nation elle-même. Ce qu’ont voulu nos ennemis dès le début de cette guerre, ils nous l’ont dit assez haut par la voix de leurs savans les plus éminens. Les plus modérés ne se contentaient qu’au prix du démembrement et surtout de l’humiliation de la France, les plus ardens appelaient sur elle la ruine et l’extermination. Vaincue et acceptant sa défaite, elle était résignée à tous les sacrifices compatibles avec ses principes pour expier une faute dont elle-même avait puni le premier auteur : le vainqueur lui a fait comprendre qu’il en voulait à elle seule et qu’il serait implacable. Forcée à la résistance, ses plus légitimes efforts n’ont rencontré que le mépris et l’outrage chez ceux dont les ancêtres, dans une lutte semblable soutenue contre nous-mêmes, n’avaient reçu de nous que des témoignages d’estime. Et quand un tiers de notre territoire offrait partout le spectacle de la dévastation systématique, de l’incendie et du carnage, quand Paris, étroitement investi, ne pouvait communiquer à travers les airs avec le reste du monde qu’en exposant ses messagers au sort des malfaiteurs, l’opinion publique en Allemagne, par une cruelle ironie, taxait de modération le pieux roi Guillaume, ses conseillers et ses généraux ; elle réclamait avec insistance, comme une satisfaction qui lui était due, le bombardement aussi inutile qu’odieux de nos monumens, de nos hôpitaux et de nos maisons ; elle indiquait comme but au tir des artilleurs allemands les tours de Notre-Dame, et elle se préparait à elle-même, dans les émotions diverses qui devaient agiter les riches bourgeois et les pauvres ouvriers, à la vue de leurs meubles en feu ou de leurs enfans écrasés, un curieux sujet d’études « psychologiques » Ce duel à outrance de deux nations reçoit d’un enchaînement de causes — dont nous ne pouvons encore percer le mystère une conclusion imprévue qui trompe à la fois les espérances des deux adversaires : il serait vain dépenser que ce dénoûment, quelle qu’en soit la nature, mettra fin à la haine qui s’est appesantie sur nous en un jour de malheur, après s’être préparée et fortifiée pendant un siècle ; nos ennemis ne nous croiraient pas, si nous affirmions qu’il mettra fin à la nôtre.