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tout chez les historiens et chez les penseurs de la première moitié de ce siècle, et la seconde l’a poussée à son profit aux conséquences les plus extrêmes. Trois axiomes ont cours en Allemagne ; le premier affirme la supériorité de la race germanique sur toutes les races européennes, — le second, la supériorité de la nation allemande sur toutes les nations d’origine germanique, — le troisième, la consécration, dans l’époque actuelle, de cette double supériorité ! Qu’il s’agisse de philosophie ou de science, de critique historique ou philologique, ces trois axiomes manquent rarement de se produire. Or l’esprit allemand a beau s’attribuer la primauté dans tous les genres, il n’a pas cessé d’être jaloux de l’esprit français. Il hait en lui des qualités qu’il n’a jamais su s’approprier et une influence encore sans égale sur la civilisation universelle. Il lui en veut des services mêmes qu’il en reçoit. Il souffre de voir ses propres productions faire plus aisément leur chemin quand elles portent une empreinte française. Il n’est pas loin de croire que nous lui faisons tort quand nous travaillons à les faire connaître. Il nous accuse d’étroitesse quand nous ne les comprenons pas, de platitude quand nous les comprenons trop bien. Il répugne d’autant plus à notre clarté qu’il a souvent besoin du demi-jour pour s’abuser lui-même et pour abuser les autres sur sa profondeur. Il affecte de nous mépriser ; mais sous le mépris se cachent l’envie et la rancune mal dissimulée de l’orgueil blessé.

C’est en effet l’orgueil blessé qui a fait depuis cinquante ans le fond de toute la haine des Allemands contre nous. Leurs politiques étaient jaloux de notre gloire militaire et du rôle considérable que nous jouions encore dans le monde, comme leurs lettrés de notre gloire littéraire et de l’influence universelle de notre esprit. Ces deux jalousies se sont venues sans cesse en aide, tout politique allemand étant doublé d’un lettré et tout lettré aspirant à être un politique. Elles se confondent dans l’irritation que leur cause toujours ce nom de grande nation que nos revers de 1813, de 1814 et de 1815 n’ont pu nous faire perdre, et que nous garderons encore, je l’espère, après nos revers de 1870 et de 1871. L’Allemagne ne prend ombrage ni de la grandeur de la Russie ni de celle de l’Angleterre ; l’intelligence a trop peu de part à la première, et la seconde repose sur des bases qui ne sont pas l’objet immédiat de l’ambition germanique. La France seule offre la réunion de toutes les gloires auxquelles prétend cette ambition. Elle est la seule rivale que l’Allemagne ait en vue dans ses rêves de domination, et une rivale d’autant plus odieuse qu’elle-même, il n’y a pas longtemps encore, bien loin de s’alarmer de cette rivalité, lui faisait à peine l’honneur de la soupçonner.