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faire goûter du reste du monde. Dans l’ordre politique, un intérêt commun unissait les deux peuples ; ils avaient également à se dégager de l’ancien régime, et la tâche était plus ardue pour l’Allemagne que pour la France. La première était réduite aux conspirations, quand la seconde avait une tribune et une presse à peu près libres. Aussi toutes les espérances des libéraux allemands étaient-elles tournées de notre côté, et Paris était de nouveau, comme en 1789, cette « capitale du monde » dont l’auteur de Hermann et Dorothée avait proclamé la légitime prééminence. Les deux révolutions que la France a faites dans notre siècle, en 1830 et en 1848, ont donné le branle à des tentatives du même genre en Allemagne. Il n’est que trop vrai que nous avons cessé, à partir de 1848, de marcher à la tête du libéralisme européen. Le parti libéral, dont les conquêtes depuis 1815 avaient rétabli notre influence morale dans le monde, s’est effondré en un jour sous l’empire d’une soudaine terreur, et, quand il a cherché à se reconstituer, il n’a plus guère été pendant longtemps qu’un état-major sans soldats. Il semblait que la France n’eût plus le choix qu’entre deux extrêmes, la démagogie et le césarisme, et ni l’un ni l’autre n’étaient faits pour lui conserver les sérieuses sympathies des peuples ; mais rien du moins dans cette défaillance, qu’elle expie si cruellement, n’autorisait leur haine. En se jetant de nouveau dans les bras d’un Napoléon, elle n’obéissait qu’à une pensée de réaction, non à l’ambition des conquêtes. Le second empire n’obtenait sa confiance qu’en lui promettant l’ordre et la paix ; il ne l’entraînait dans des guerres qu’en leur donnant un but libéral. Elle se consolait de la perte de sa liberté en se passionnant pour la liberté des autres, et, parmi les principes de sa révolution, il en était un auquel elle restait fermement attachée, — le droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Elle devait dès lors se croire à l’abri de toute inimitié nationale : l’Allemagne seule portera devant l’histoire la responsabilité de la haine continue et croissante qu’elle nous a gardée depuis la chute de Napoléon Ier.

La littérature a encore été l’instrument de cette haine. L’esprit allemand ne connaissait plus de limites dans son ambition. Il n’aspirait qu’à l’indépendance quand il nous injuriait au xviiie siècle ; il prétendait à la domination quand il reproduisait et aggravait ses injures au xixe. Par réaction contre les théories cosmopolites de l’âge précédent, une philosophie de l’histoire s’était produite, qui opposait les races aux races, les nations aux nations, les époques aux époques. C’est la doctrine hégélienne ; mais elle n’appartient en propre ni à Hegel ni même à l’Allemagne. Le premier n’a fait que donner une forme systématique à une tendance qui se montre par-