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tour, elle se laisse mutiler et presque détruire sans oser faire appel à ses peuples ni aux autres peuples allemands. L’Allemagne, dépouillée de ses institutions communes et bouleversée dans les démarcations de ses divers états, voit ses princes et ses personnages les plus illustres grossir la cour du conquérant à Erfurt, et parmi eux son plus grand poète se retirer tout fier du compliment impérial : Monsieur Goethe, vous êtes un homme ! Napoléon dans les guerres suivantes a pour alliées la plupart des puissances allemandes ; il dispose des armées allemandes comme de ses propres armées. La défection ne commence qu’après les désastres de la campagne de Russie ; elle se couronne par la trahison des Saxons sur le champ de bataille de Leipzig ; la délivrance elle-même n’est assurée qu’à la faveur d’une coalition de toute l’Europe, et les peuples allemands ne s’affranchissent d’un joug étranger qu’en subissant à l’intérieur les délimitations arbitraires du congrès de Vienne et la réaction de l’ancien régime. Que l’on compare ce mouvement à demi avorté avec cet autre réveil d’une nation dont la France donne le spectacle depuis cinq mois. Toutes ses armées régulières sont anéanties ; mais elle reste debout, comptant encore sur le patriotisme de ses citoyens pour sauver sinon son intégrité, au moins son honneur. Sa population tout entière est prête à tous les sacrifices, ne se plaignant que de la timidité avec laquelle ils lui sont demandés. Elle peut succomber ; mais l’orgueil du roi Guillaume ne va pas jusqu’à supposer qu’elle puisse subir son alliance, lui prêter des armées, lui envoyer à Versailles d’illustres courtisans, et se tenir pour honorée d’un compliment ou d’un sourire tombé de ses lèvres victorieuses sur M. Thiers ou M. Victor Hugo. Elle garde sa fierté intacte dans ses revers ; elle ne l’eût pas abdiquée pour prix de sa délivrance. Elle n’a pas mendié l’appui d’une coalition européenne, et il ne saurait venir à la pensée de personne qu’elle eût pu l’acheter en laissant ses alliés mettre la main sur ses destinées intérieures.


II.

Les Allemands, affranchis de la domination française, n’avaient plus aucun prétexte de haine contre la France. Ils ne trouvaient parmi nous, malgré leur participation active et passionnée à nos revers, que bienveillance et désir de rapprochement. L’Allemagne de MMe de Staël donnait l’impulsion à un mouvement intellectuel qui mettait en honneur parmi nous les systèmes métaphysiques, les théories littéraires et les créations poétiques d’outre-Rhin, et qui contribuait, en les revêtant de notre esprit et de notre langue, à les