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de Werther ne voulaient que s’affranchir du joug des conventions sociales, non affranchir la société avec eux. En un mot, on n’avait souci que des individualités, ou, comme le disaient les raffinés, de « belles individualités[1], » et l’on ne voulait avoir rien de commun avec un pays où une révolution se faisait par les masses et au profit des masses.

Un nouveau mouvement littéraire, enfant du premier, mais entraîné dans des voies opposées, contribuait encore à éloigner de la France l’Allemagne intelligente. Les disciples immodérés de Lessing repoussaient tout principe de goût, toute chaîne imposée au génie. Leurs modèles étaient les poètes primitifs, qu’ils croyaient honorer en leur refusant toute espèce d’art, Homère et Shakspeare, à côté desquels ils plaçaient Ossian. L’école dite romantique obéit à la même tendance en cherchant ses modèles dans le moyen âge, qu’elle entreprit de réhabiliter tout entier, dans ses institutions et dans ses croyances, aussi bien que dans sa poésie et ses arts. Nous devions voir en France, quelques années plus tard, l’école qui prit le même nom offrir à ses débuts le même mélange de passions révolutionnaires en littérature et du culte de l’ancien régime en religion et en politique. Les romantiques allemands ne se contentèrent pas de vanter la féodalité et la théocratie ; ils firent tout pour y ramener leurs contemporains. On vit les plus ardens passer avec éclat du protestantisme au catholicisme pour ne rien garder de l’esprit moderne. Une école animée de telles dispositions ne pouvait éprouver que répulsion pour la France nouvelle. Elle entretint la défiance des peuples, et se fit la complice de la réaction des gouvernemens contre la révolution française. Quand l’empire, en substituant l’esprit de conquête à l’esprit de propagande, ébranla les dernières sympathies qui nous étaient restées, elle eut une influence considérable sur le soulèvement national de l’Allemagne contre l’oppresseur ; mais elle contribua plus encore aux déceptions qui suivirent. « Dans la période où se livrait cette lutte, dit Henri Heine, une école disposée hostilement contre la manière française, et qui vantait tous les vieux goûts populaires de l’Allemagne dans l’art et dans la vie réelle, devait trouver un vigoureux appui. Les principes de l’école romantique se passèrent alors de main en main avec las excitations des gouvernemens et le mot d’ordre des sociétés secrètes, — et M. A. G. Schlegel conspira contre Racine comme le ministre Stein conspirait contre Napoléon. Lorsqu’enfin le patriotisme allemand et la nationalité allemande eurent

  1. Voyez, dans la Revue des 15 mars, Ier mai et 1er novembre 1870, les études de M. Karl Hillebrand sur la Société de Berlin.