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sur nous et nous pillent en grand, les inférieurs nous ravagent et nous pillent en détail : chacun semble n’avoir qu’un souci, celui de ne rien laisser pour le lendemain. La misère était à son comble, et l’oppression croissait de jour en jour. Personne n’entendait nos cris, ils étaient les maîtres du jour. Alors la douleur et la colère remplirent les âmes les plus calmes ; chacun n’eut qu’une pensée, tous jurèrent de venger l’injure commune et la perte amère de nos espérances doublement trompées. »

Cette réaction se produisit surtout dans les pays qui ne connurent que l’invasion française et à sa suite les troubles révolutionnaires, sans être appelés d’une façon durable au bénéfice des institutions françaises. Elle s’étendit bientôt à toute l’Allemagne, où le récit, grossi par la passion et par l’intérêt, des crimes commis en France et dans les pays envahis par la France remplit d’horreur les masses ignorantes, et détourna les sympathies des esprits cultivés. Ceux même dont les idées se rapprochaient le plus dans l’origine de celles des républicains français furent souvent les plus extrêmes dans l’expression de leur hostilité. Il y a toujours très loin de la pensée à l’action. On l’avait vu en France, où la révolution trouva de bonne heure des adversaires parmi ses plus enthousiastes promoteurs. On le vit plus naturellement encore dans un pays moins amoureux de logique et moins prompt à l’action. Le besoin d’indépendance qui s’était manifesté avec tant d’effervescence dans la jeunesse allemande vers 1770 était surtout littéraire. Il réclamait les droits du génie, non les droits de l’homme, et il ne semblait pas soupçonner les droits du citoyen. Il s’était d’ailleurs assagi quand commença la révolution. Les esprits les plus éminens n’aspiraient plus qu’à s’élever librement au plus haut degré de culture intellectuelle, et ils ne voyaient dans les agitations du dehors qu’un obstacle à leurs progrès intérieurs. Tel était dès 1789 le point de vue de Goethe. « La France, disait-il, nous tourmente dans ces jours de trouble, comme autrefois le luthéranisme ; elle retarde le développement calme de l’esprit[1]. » Tel fut bientôt le point de vue de Schiller lui-même, dont la république avait récompensé les Brigands en conférant à l’auteur le titre de citoyen français. Moins purement spéculatif que Goethe, il embrassait plus volontiers l’espoir des réformes sociales ; mais il en ajournait la réalisation lorsque serait achevée l’éducation esthétique de l’homme[2]. Ceux qu’embrasait encore la fièvre

  1. Die Vier Jahreszeiten. Herbst. Épigramme 68.
  2. Ueber die œsthetische Erziehung des Menschen, in eine Reihe von Briefen (Schiller’s Werke, XII).