Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 91.djvu/500

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Si Heidelberg maudit notre Turenne, Magdebourg ne se souvient qu’avec horreur du Bavarois Tilly. Des provinces allemandes ont plus d’une fois été le prix des services rendus par l’étranger ; mais de telles conquêtes n’avaient rien d’odieux pour des populations qui n’avaient pas encore l’idée d’une nationalité allemande, qui ne connaissaient que le droit féodal, l’assimilation d’un pays, avec tous ses habitans, à une propriété qui se transmet des pères aux enfans, que les filles en se mariant portent dans d’autres familles, et qui se prête indifféremment à toute espèce de cession à titre gratuit ou onéreux. L’incendie du Palatinat même n’éloigna pas de l’alliance française les peuples allemands ; ils n’ont pas cessé jusqu’à notre siècle de la considérer comme la plus sûre garantie de leurs libertés, et ceux qu’en détachait momentanément une fausse politique ne laissaient voir à l’égard de la France elle-même aucune trace d’inimitié.

C’est seulement vers le milieu du XVIIIe siècle que se sont produits les premiers germes de la haine dont nous ressentons aujourd’hui les effets. Cette haine, à son origine, a été toute littéraire ; elle est née avec la littérature allemande, dont elle n’a fait d’abord que préparer l’émancipation. Le goût français régnait sans partage en Allemagne. Il n’y avait de lecteurs ou de spectateurs que pour les œuvres traduites ou imitées de nos classiques. Les princes et leurs courtisans dédaignaient la langue allemande ; ils affectaient de s’exprimer en français, de s’entourer de Français, de ne lire que des livres français, Frédéric II se faisait l’imitateur et le flatteur de Voltaire ; il n’était pas moins ambitieux de prendre rang parmi nos poètes que de vaincre nos généraux. Cette invasion de l’Allemagne tout entière par notre littérature eut plus d’efficacité pour provoquer un mouvement national que ne l’avait fait la politique de Louis XIV. La réaction commença en Suisse, sans grand éclat, avec l’honnête Bodmer ; deux hommes de génie, Klopstock et Lessing, s’en emparèrent bientôt, et en peu d’années lui gagnèrent toute la jeunesse lettrée dans tous les pays de langue allemande. Le premier a donné à l’Allemagne une poésie nationale ; le second a créé de toutes pièces la critique allemande, avec toutes les qualités qui l’ont honorée, et aussi, il faut bien le dire, avec la passion qui n’a pas cessé de l’animer : la haine de l’esprit français.

Cette haine se montre partout dans Lessing. Compose-t-il ses fables, il en fait une critique en action de celles de La Fontaine, et, pour que ses coups portent plus sûrement, il y joint une théorie de la fable qui n’est d’un bout à l’autre qu’une polémique acerbe et dédaigneuse contre notre grand fabuliste. Écrit-il ce beau livre de Laocoon, où il a marqué si profondément les limites propres des