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qui l’accompagnait ; il a été tué sur le coup ; son esclave a survécu assez longtemps pour déposer qu’il avait reconnu dans l’assassin un citoyen avec qui son maître était en procès. Ce citoyen est accusé du meurtre. Les preuves font également défaut à l’attaque et à la défense ; tout le débat porte sur des vraisemblances. C’était là ce que les rhéteurs appelaient la démonstration artificielle (έντεχνοι πίστειζ), parce que, pour donner à toutes ces inductions, à toutes ces conjectures un air de vérité, pour les imposer à l’esprit du juge tout au moins comme un commencement de preuve, il fallait toute l’adresse d’un avocat consommé. Là au contraire où l’une des parties avait à produire un document qui par lui-même tranchait la discussion, il y avait, disait-on, démonstration étrangère à l’art. Qu’est-il en effet besoin de talent pour faire entendre un témoignage formel ou exhiber un acte authentique et que peut opposer le plus habile homme du monde à l’adversaire pourvu de pareilles armes ? Il me semble d’ailleurs, pour prendre le cas qui fait ici l’objet du litige qu’aucun tribunal, pas plus à Athènes que chez nous, n’oserait condamner un prévenu sur de simples probabilités, sous quelque jour spécieux qu’elles fussent présentées. Pas plus que celle-ci les deux autres tétralogie, ne contiennent de noms d’hommes ou de lieu ; c’est partout le même caractère abstrait et fictif. Cela seul suffirait, à défaut d’autres argumens, pour nous avertir qu’il n’y a point à chercher ici des monumens de l’éloquence judiciaire à Athènes, qu’il faut seulement y voir un échantillon des modèles que ce rhéteur proposait à ses disciples. À cette même catégorie appartenait un recueil que nous trouvons plusieurs fois cité sous ce titre : Exordes et péroraisons (Προοίμια καί έπίλογοι). La collection d’exordes qui nous a été conservée sous le nom de Démosthène suffit à nous donner une idée de ce que pouvait être cet ouvrage ; il ne semble pas qu’il y ait lieu d’en beaucoup regretter la perte.

Pour un homme tel qu’Antiphon, ce n’était pas tout de se rompre lui-même, par de semblables exercices, à tous les tours de force de la controverse judiciaire et d’y former ses élèves. Ni le maître ni ceux qui écoutaient ne se fussent résignés à se contenter de l’habileté pratique ; on avait de plus hautes ambitions, on aspirait à faire la théorie de cet art auquel on attribuait une irrésistible puissance, un pouvoir analogue à celui que prêtaient aux magiciens les vieilles légendes. Aujourd’hui nous ne nous faisons plus d’illusions ; nous savons que, pour remuer les âmes par la parole, il n’est qu’un secret, bien connaître les hommes, avoir de la passion et des idées claires. L’éloquence est pour nous affaire de dispositions naturelles d’expérience et d’émotion ; elle se passe quelquefois de l’éducation,