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d’assez près. Ils oublient qu’en 1814 cette France, qu’ils s’étonnent et s’effraient de voir tirer si vite de son flanc de si fortes armées, était complètement épuisée, que depuis vingt ans de guerre elle avait vu moissonner tous ses hommes, et n’avait plus déjà que des enfans pour soldats ; ils oublient que la résistance s’était alors personnifiée dans un homme qui avait éteint à son profit le sentiment de la patrie, et que la France était combattue dans son désir de continuer la guerre par la crainte de rester asservie. Où trouver aujourd’hui rien qui ressemble à cette France de 1814, et de quel droit promettre à l’Allemagne que, si Paris succombe, elle aura bon marché de nous ? Qu’ils se détrompent, et que jamais ils n’espèrent que 1871, ni aucune autre année qu’il leur plaira d’attendre, leur offre pour dicter à la France une paix complaisante et soumise, les chances presque uniques qu’en 1814 et 1815 il leur fut permis d’exploiter.

Savez-vous, cher monsieur, quelle toute autre pensée ces deux dates m’inspirent, et combien la comparaison de cette fatale époque, source de tous nos maux, avec celle où nous sommes, me remplit d’une sorte d’espérance et de consolation ? Oui, il fut un moment dans notre histoire où, par une combinaison fatale de circonstances, toute une partie de la société française, par horreur d’un odieux despotisme, dut ne pas professer assez haut les plus sacrés de tous nos sentimens, l’amour de la patrie, l’horreur du joug étranger. Il en était resté un amer souvenir, et dans le cœur des masses un soupçon presque indestructible d’odieuse complicité. De là cinquante ans de discorde, de haines et de bouleversemens.

Il fallait que l’ordre se rétablît, que la patrie retrouvât tous ses enfans unis pour la défendre, que dans des flots de sang glorieusement versé tout injurieux soupçon, tout mauvais souvenir vînt s’éteindre. Serait-ce donc concevoir une espérance chimérique que de voir dans le touchant concours des Français de tout rang, de toute condition, sans acception ni de parti ni de naissance, pour travailler au salut commun, dans les sacrifices de tout genre qui de tous les côtés s’accomplissent aujourd’hui, une sorte d’effacement de deux dates sinistres remplacées par une autre que tout le monde avouera, et comme un gage de réconciliation d’où peut dépendre la vraie résurrection de la France, et qui peut lui promettre après le jour de la délivrance un lendemain prospère, pacifique et glorieux ?

L. Vitet.

C. Buloz.