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cité de deux millions d’âmes. Au centre, les Tuileries et le Louvre occupent un espace immense. L’homme qui habite un si vaste palais ne peut se croire semblable au reste des hommes, et il est bientôt environné d’une multitude de courtisans qui changent son séjour en une cour d’ancien régime, et le séparent comme un sultan de la foule qu’il gouverne. À droite et à gauche de ce palais démesuré s’étendent la ville du plaisir et la ville du travail. La passion d’habiter une capitale somptueuse et charmante, célèbre par ses musées, ses théâtres, ses cafés, ses promenades, entretient dans le pays entier la plaie du fonctionnarisme, et attire vers un même point en même temps tous les états-majors de l’industrie, de la finance et du commerce, avec un immense cortège de commis et d’ouvriers, sans parler du long régiment des solliciteurs. Paris est de la sorte tout à la fois un Versailles et un Manchester. Rois, empereurs ou présidens, les souverains s’endorment dans les palais pendant que les ouvriers s’amassent dans les taudis et s’exaspèrent dans les clubs. Un tel séjour n’est pas moins favorable à la corruption du gouvernement qu’à sa fragilité, et il est aussi bien la cause de ses vices que de ses malheurs. Paris est donc, comme l’on voit, attaqué de deux côtés bien différens. Les libéraux lui reprochent d’être un instrument de tyrannie, les conservateurs le redoutent comme un artisan de révolution ; adversaires sur tous les autres terrains, amis et ennemis de la liberté se donnent la main pour accuser la capitale d’être la source de tous les maux du pays.

Depuis le siège, on ajoute que Paris est trop voisin de la frontière, qu’il faut mettre la capitale de la France à l’abri des invasions, derrière la Loire, et le spectacle du gouvernement captif dans la cité, menacé d’être pris avec elle par un ennemi prêt à mettre la main sur la demeure, les agens, les ressources et les instrumens de l’autorité centrale, sert d’argument nouveau pour démontrer que la capitale future de la France ne peut plus être Paris. Dans une lettre adressée aux électeurs du Loiret peu de temps avant l’investissement, M. Boinvilliers a énergiquement résumé la plupart des raisons que je viens d’énumérer. Il demande que les électeurs imposent comme un mandat impératif à tous les candidats de la future assemblée constituante le vœu du déplacement nécessaire de la capitale, et je ne serais pas surpris que, favorisé partout par les souvenirs, les rancunes, les ambitions et les inquiétudes des départemens, ce mot de ralliement fît avec succès le tour de la province. Je causais récemment avec un vieillard de quatre-vingt-dix ans. Il avait vu dans sa longue carrière la terreur de 1793, la campagne de Russie, le siège de Paris, car l’histoire de France, la plus pathétique de toutes les histoires, aura réuni dans la durée d’une seule génération humaine trois des événemens les plus épouvantables que