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murs de Paris ; ils y sont moins sensibles que nous, mais aussi ce qu’on exige d’eux est beaucoup plus pénible. Nous n’avons guère supporté le froid en plein air que trente-six heures de suite, et, bien que l’eau gelât sur notre table devant le feu, nous avions du moins une chambre où le vent ne soufflait pas. Durant ces semaines dernières, des mobiles sont restés jusqu’à quinze jours sous la tente, mal habillés, sans tous ces préservatifs que nous pouvons trouver dans nos familles, sans ces ressources de vin et de vivres qu’il nous est possible de nous procurer, souvent après des journées de combats à outrance. On cite telle compagnie où le froid a réduit un moment l’effectif de 105 hommes à 49.

Ce qui est plus attachant que ce côté tout extérieur de la vie d’avant-poste, c’est l’esprit qu’on y apporte. Personne ne s’y plaint, tout le monde accepte de son mieux les inconvéniens de cette condition nouvelle. Si ces épreuves sont pénibles, ce qu’on souffre est bien peu de chose auprès des maux du pays tout entier, auprès de l’angoisse morale, — et de combien de manières ne sommes-nous pas tous atteints ! — que chacun ressent en soi depuis des mois déjà si longs. On sait que ce service est un devoir, on veut le faire le mieux possible. Dès qu’on reprend quelque force, on réagit gaîment contre la fatigue. Certaines escouades ont eu l’art de rendre leur logis agréable ; des fleurs d’hiver, des panoplies, des ornemens qu’on peut faire avec des riens, un ordre strictement maintenu dans la façon de disposer les effets militaires, donnent souvent à ces chambrées comme un air de gaîté, sinon de confortable. Les gens qui vivent là ne sont pas des mécontens, et c’est là un grand point. Le temps n’est pas si occupé non plus qu’il n’y ait place pour des distractions : les artistes organisent des concerts ; l’entrain français reprend le dessus. On invite ses voisins, les divertissemens diffèrent selon les escouades ; mais dans un groupe il suffit d’un ou deux hommes qui aient quelque autorité pour imposer par leur seule présence et sans mot dire à la grossièreté, qui aussitôt se sent mal à l’aise. Quant au danger, à la première alerte, tout le monde est sur pied ; alors personne ne s’avoue malade, il est même assez malaisé de trouver un camarade qui reste de cuisine à la chambrée. Les grand’gardes en général ne sont pas périlleuses, mais du moins les timides pouvaient s’imaginer qu’elles l’étaient ; il y a quelque chose d’étrange à se trouver la nuit à portée des Prussiens, seul entre leurs avant-postes et les nôtres : combien peu cependant y ont montré de l’hésitation ! Si un sentiment l’emporte sur les autres, c’est le désir d’être enfin en présence du péril, d’échanger des balles avec les Allemands. Cette pensée, contenue et raisonnée chez les uns, se traduit chez les autres par des expressions d’autant