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remblai, les formes les plus trompeuses s’agitent devant les yeux. Les sentinelles empressées ne ménagent pas leur poudre, et toute la nuit c’est de notre côté un feu non interrompu. Le danger est d’atteindre ses camarades des avant-gardes voisines ; il est rare qu’un soldat dans l’obscurité se promène en suivant toujours la ligne droite qui lui est fixée, il incline d’un côté ou de l’autre, et vient se mêler aux plantes et aux buissons qui devraient seuls avoir le privilège de recevoir nos projectiles. Les Prussiens ne tirent pas, si ce n’est le matin, où quelques balles passent en sifflant. Il faut de la part des officiers beaucoup de vigilance pour bien organiser les premiers jours les grand’gardes. Plusieurs de nous ont mis en joue leurs amis, et une compagnie voisine nous a envoyé un feu de peloton. On cite un certain nombre d’hommes atteints ainsi par erreur. Après une ou deux nuits, tout s’organise, et ce genre de danger a disparu.

Le seul inconvénient des gardes à l’intérieur du cantonnement, c’est qu’en général on doit se résoudre à n’y pas fermer l’œil. De plus le sommeil dans la chambre de l’escouade est loin d’être réparateur. L’insomnie et le froid sont certainement le côté le plus pénible du service d’avant-poste. Il faut aussi compter, à moins d’un rare bonheur, que la compagnie sera durant plusieurs jours obligée d’aller en plaine pour faire une démonstration armée, ce qui vaut la tranchée pour la fatigue. Le repos du cantonnement n’est pas du reste l’oisiveté : nous ne soupçonnons pas dans la vie civile tous les services que nous rendent les domestiques ; mais qu’on s’imagine ce que devient une journée d’hiver, qui est si courte, quand, outre les appels et les services réglementaires, il faut encore pourvoir par soi-même à la provision de bois, couper des arbres, fendre des bûches, chercher des provisions pour augmenter l’ordinaire du régiment, mettre la main à la cuisine, défaire son lit, c’est-à-dire arranger tous les matins sa couverture sur son sac, ce qui est une œuvre d’art où les débutans sont très peu habiles, préparer tous ses ustensiles le soir comme si on devait partir à l’improviste, faire briller son fusil, qui se rouille régulièrement à chaque sortie, et couper la glace à coups de hache pour prendre un peu d’eau dans la Seine ou ailleurs. Tous ces travaux n’exigent pas beaucoup d’intelligence, mais ils demandent de l’attention. Ce que nous devons à nos domestiques, c’est la liberté de vivre avec nous-mêmes, de nous arrêter aux choses qui nous intéressent. La vie militaire absorbe souvent l’homme tout entier ou par la fatigue ou par le travail manuel : la fatigue est dure pour tous ; le travail manuel pour beaucoup est une habitude à laquelle ils sont faits dès l’enfance. C’est cette fatigue que l’on voit sur la figure de tant de soldats sous les