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de contre-poids. Il a exposé avec une attachante précision tout ce qu’il a lui-même constaté à ce sujet. On l’avait prévenu du danger qu’offraient ces accès de délire, si fréquens chez les Lapons russes, pendant lesquels ceux-ci ne sont plus maîtres d’eux-mêmes et ne savent plus ce qu’ils font. On lui avait dit qu’il fallait surtout prendre garde de causer aux femmes des peurs ou seulement des surprises subites. On avait vu une mère tuer son enfant dans un pareil moment d’inexplicable effroi. Un bruit sec et inattendu au milieu de la longue veillée d’hiver, c’en était assez pour que des hommes eux-mêmes, tombant sur le plancher, devinssent bientôt insensibles comme des cadavres, pour se relever ensuite comme si rien ne s’était passé. Castren a cité un certain nombre de faits de cette nature dont il a été le témoin, et que ne saurait négliger celui qui voudra se rendre compte de la diversité des conditions au milieu desquelles peut germer la poésie populaire.

Les recherches de Lönnrot et de Castren révélaient un vaste cycle poétique, création commune de ces nombreuses populations finnoises qui occupent encore aujourd’hui le grand-duché de Finlande, une grande partie de la Russie d’Europe et de la Sibérie. Ce n’était pas tout cependant. Les travaux du docteur Kreutzwald retrouvèrent dans ces dernières années les échos évidens du même cycle parmi les tribus esthoniennes qui peuplent les côtes sud-est de la mer Baltique. Comme Lönnrot et Castren, M. Kreutzwald a fixé par l’écriture ce que la tradition esthonienne avait transmis oralement jusqu’à nos jours, et il a obtenu, lui aussi, une sorte d’épopée qu’il a intitulée Kalevi-Poëg, du nom du principal héros, fils de Kalev et proche parent des héros du Kalevala. Ce poème ou cette suite de récits a été publiée par la société littéraire de Dorpat, de 1857 à 1861, avec une traduction allemande[1], et longuement commentée dans les Mémoires de l’Académie de Berlin (1863), par M. Schott. L’analyse en est plus difficile encore que ne l’est celle du Kalevala, parce que les traditions s’y trouvent plus confuses, les réminiscences moins fidèles, l’imagination populaire peut-être plus effacée ou moins vive. Ce qui nous importe, c’est de constater que les souvenirs poétiques des populations esthoniennes relèvent du même cycle, qui s’est développé dans tout le nord de l’Europe et de l’Asie. C’est bien réellement l’écho de toute une antique période dans la vie intellectuelle, religieuse, morale, d’une race presque entière qu’il nous est permis d’interroger. Nous avons pour cette étude, à côté du texte finlandais, plusieurs traductions, celles de Castren et Collan en suédois, celle de M. Schiefner en allemand, et enfin l’utile traduction française de M. Léouzon-Leduc.

  1. Kalevi-Poëg, eine estnische Sage, zusammengestellt von F. R. Kreutzwald, verdeutscht von C. Reinthal und Dr  Bertram. Dorpat, 1857-61, in-8.