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suspendant sous le ventre d’une brebis. Ailleurs c’est un reflet du Juif errant sur la figure poétique du héros de l’épopée finlandaise, le vieux Wäinämöinen. Le dieu suprême l’a maudit à cause de son orgueil, et a résolu sa mort. Cependant il lui permet de vivre jusqu’à ce qu’il ait usé trois paires de souliers de fer. Un long temps se passe, et le dieu envoie à plusieurs reprises ses messagers sur la terre pour savoir où en est Wäinämöinen ; mais on lui répond qu’en héros avisé il a marché pieds nus. Le Créateur s’irrite enfin, et prononce ce jugement sur lui : « va-t’en là où je t’exile, dans les abîmes où le tourbillon s’enroule, au sein de l’Océan. Tu y demeureras éternellement, tu y trouveras un escalier sans fin, que sans fin tu essaieras de franchir. » Après le Juif errant et Ulysse, voici un Guillaume Tell finlandais, d’après des traditions recueillies, comme les précédentes, par Castren en Carélie. Dans une expédition guerrière, un groupe de Finnois veut enlever un chef ennemi. Déjà ils l’entraînent le long d’un marais ; mais son fils, âgé seulement de douze ans, menace et crie de telle sorte qu’ils consentent à laisser leur proie, si, de l’autre bord où il est placé, l’enfant sait atteindre de sa flèche une pomme qu’ils posent sur la tête du père. Tous deux acceptent. « Un peu plus haut, dit le prisonnier, car sinon la flèche serait attirée par les eaux. » Le coup part, et, à la surprise de tous, la pomme est transpercée. Un autre récit recueilli dans la même contrée place également au milieu d’une action militaire l’épisode suivant. Des pillards forcent un paysan à leur prêter sa barque pour traverser un lac, ils le placent de force au gouvernail ; mais la direction qu’ils doivent suivre les amène près d’un roc voisin d’une chute d’eau redoutable : le pilote, au moment propice, saute hardiment à terre, et du pied lance le canot, qu’il livre au tourbillon.— L’histoire de Véland le forgeron est partout mêlée, dans les traditions Scandinaves, à celle du merveilleux archer qui est devenu Guillaume Tell ; nous verrons que les chants finlandais aussi connaissent le forgeron légendaire.

Il peut bien s’agir ici d’infiltrations venues du dehors, de souvenirs empruntés au monde homérique ou bien aux sagas islandaises ; mais Castren pénètre sûrement jusqu’au fonds original, jusqu’à l’intime caractère indigène, lorsqu’il note avec soin certaines dispositions morales et physiques des peuplades sibériennes dont il faut tenir un grand compte, si on veut étudier et comprendre leur poésie. Il rencontrait chez les peuples de l’extrême nord l’universelle superstition de la magie avec son cortége nécessaire d’incantation, de sommeil prétendu magnétique, de visions et de révélations suprêmes, et il ne tarda pas à remarquer combien ces tribus étaient particulièrement prédisposées à l’extase par une susceptibilité nerveuse à laquelle aucune forte culture ne venait apporter