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variantes se présentaient de différens côtés, attestant l’unité des plus antiques souvenirs. En calculant sur ces données, M. Lönnrot avait groupé ensemble, épisode par épisode, les strophes qu’il avait recueillies, et il avait pu ensuite reconstituer toute une vaste épopée qui, dans l’édition par lui offerte à la société littéraire d’Helsingfors au mois de février 1835, comptait, sous le titre de Kalevala, plus de douze mille vers de huit syllabes répartis en trente-deux chants. Quelques années plus tard, en 1849, il donnait une seconde édition fort augmentée, et ne comptant pas moins de vingt-deux mille huit cents vers en cinquante chants.

À la même époque, les voyages de Castren à travers les populations finnoises de l’extrême nord lui faisaient rencontrer là aussi des traditions analogues, des chants presque identiques, et, par l’étude attentive des mœurs, un très curieux commentaire au Kalevala. On connaît les immenses travaux de Castren. De 1838 à 1850, pendant plus de dix années presque non interrompues, il visita la Laponie, la Carélie russe et la Sibérie. Trois principaux objets d’étude animaient ses recherches : la mythologie comparée, la linguistique, l’ethnographie. La série de volumes publiés par ses élèves et ses amis aussitôt après sa mort (1852), et contenant ses rapports officiels à l’académie de Saint-Pétersbourg, ses relations, ses mémoires érudits, sa correspondance[1], offre une enquête d’une science très nouvelle et très précise sur un vaste ensemble de populations qui, rattachées par divers liens en même temps à l’Europe et à l’Asie, s’imposent aux méditations des hommes d’étude, sinon encore aux calculs des politiques.

Dans l’immense contrée, en grande partie finnoise, qu’il a parcourue, Castren a recueilli de nombreuses variantes de plusieurs morceaux du Kalevala et beaucoup de formules ou de chants magiques ; mais le principal résultat de ses recherches a été, disions-nous, de rassembler des observations multiples sur les mœurs et les croyances finlandaises, de préparer ainsi des matériaux utiles pour une étude à la fois critique et morale de la nouvelle épopée. Il a noté chez ces peuples des vestiges de légendes pareilles à celles qui passent chez nous pour être un héritage de l’antiquité classique ou même des inventions du moyen âge. Voici par exemple en Carélie une tradition qui rappelle l’histoire d’Ulysse, prisonnier de Polyphème. Le héros finnois est gardé dans une forteresse par un géant borgne ; pour se délivrer, étant parvenu la nuit jusqu’au près du monstre, il lui crève son œil unique, puis, au moment où le géant envoie ses troupeaux au pâturage, il se sauve en se

  1. Nordiska Resor och Forskningar, par M. A. Castren, cinq volumes in-8o, en suédois, 1852-1858.