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pitations du cœur de la France. Oui, ce que l’on croyait impossible s’est vu. À la même heure, sur tous les points de la vaste circonférence, les mailles de ce réseau immense se sont rejointes avec une rigidité et une justesse mathématiques. Jusqu’à ces derniers jours, c’était moins un siège que nous subissions avec ses émotions actives qu’une sorte de séquestration morale destinée à nous infliger ce double supplice, la famine et le découragement. Maintenant la voilà qui avance ses batteries pour nous couvrir de ses feux, cette prudente armée, depuis qu’elle entend distinctement le bruit de la France entière qui s’est levée et qui s’approche. Au fait, est-ce bien une armée ? n’est-ce pas plutôt une gigantesque machine dirigée par d’habiles ingénieurs, quelque chose comme une usine à meurtre, le plus merveilleux instrument de précision que le génie humain ait inventé pour la destruction des hommes et des villes ? Assurément la guerre ainsi entendue n’a plus rien d’un poème ; c’est un problème de mécanique meurtrière qui se développe. On n’avait encore rien vu de comparable à cette combinaison d’intelligences et de volontés humaines réduites au rôle de ressorts et d’engrenages, et conspirant sous l’impulsion d’un moteur unique à ce résultat, l’écrasement scientifique d’une nation.

On aura peine à se figurer plus tard ce qu’a été à certains jours l’état moral de cette ville immense, isolée du monde entier, rejetée violemment sur elle-même par les batteries ennemies, se dévorant d’angoisses, l’oreille tendue vers tous les bruits du dehors, s’épuisant soit en travaux pour la défense, soit en efforts contre la guerre civile, et se reposant de ces labeurs et de ces soucis dans une inaction agitée, dans l’énervement des longues et vaines attentes. Nul des innombrables habitans de cette ville n’a échappé au sort commun, nul n’a songé à s’y soustraire. Depuis près de quatre mois, chacun de nous a vécu hors de chez lui, arraché à ses foyers, à ses travaux par cette épouvantable tempête qui a pris dans son tourbillon tant de millions d’existences, les jetant toutes en proie à la même fatalité, dans le même inconnu. Pendant ces longues journées et ces nuits plus longues encore, dans la rue et sur les remparts, nous avons dû renoncer à cette vie individuelle que nous font nos professions diverses, nos goûts, nos études. La vie de chacun a été celle de tout le monde, et quelle vie, traversée par ce flux et ce reflux des impressions les plus diverses, saturée jusqu’à l’excès d’électricités contraires, tour à tour exaltée et défaillante, fiévreuse dans ses langueurs mornes, comme dans ses surexcitations aiguës ! Tout ce tumulte des armes, ce bruit de paroles et d’idées, ce choc des émotions contraires, cette agitation, tout ce que nous avons rêvé, espéré, souffert, tout ce que nous avons vu ou ce que nous